Entretien

Le multilinguisme dans la lutte contre la désinformation

Un entretien enregistré le 05 avril 2023, publié le lundi 24 avril 2023

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On a souvent tendance à associer francophonie aux locuteurs de la langue française, mais dans le cadre de l’Organisation Internationale de la Francophonie et ses 88 pays, la Francophonie se caractérise aussi par le plurilinguisme de la majorité des locuteurs qui peuplent son espace.
Or les fausses-nouvelles se diffusent aussi en langue locale, notamment à l’oral.C’est le cas notamment dans les pays de nos 3 invités, au Mali, dans la région des Grands Lacs ou en Guinée. Ils ont tous mis en place des stratégies pour les contrer.

Invités :
– Aliou Diallo, journaliste à BenbereVerif (Mali)
– Sally Bilaly Sow, membre de GuinéeCheck (Guinée)
– Nadine Kampire, coordinatrice d’Afia Amani Grands Lacs (République Démocratique du Congo)

Liens :
– L’initiative BenbereVerif présenté par Aliou Diallo
– Le projet EMIN par GuinéeCheck et Fotso Fonkam présenté par Sally Bilaly Sow
– Le site d’Afia Amani Grands Lacs présenté par Nadine Kampire
– La Francophonie multilingue
– Le taux d’alphabétisation en Guinée
– Stéphanie Lamy


Vous écoutez Odil Le Podcast, une production de la plateforme francophone des initiatives de lutte contre la désinformation. Un podcast animé par Guillaume Kuster et Nelly Pailleux. Odil, Le Podcast c’est une série d’entretiens avec celles et ceux qui luttent contre la désinformation dans l’espace francophone. 

Guillaume Kuster : Bonjour à toutes et bonjour à tous. Bienvenue dans ce troisième épisode de la deuxième saison d’Odil, le podcast. Tout au long de l’année, nous accueillerons des invités de différentes régions du monde qui luttent contre la désinformation à leur manière. Journalistes, vérificateurs, décideurs publics, acteurs de l’éducation aux médias ou encore enquêteurs en source ouverte. N’hésitez pas à vous abonner sur vos plateformes de podcasts préférées pour ne pas manquer la sortie de notre épisode mensuel.

Et comme d’habitude, Nelly est avec moi pour accueillir nos invités. Bonjour Nelly.

Nelly Pailleux : Bonjour Guillaume.

GK : Alors dans cet épisode, Nelly, nous allons parler multilinguisme et lutte contre la désinformation. C’est vrai qu’on a souvent tendance à associer francophonie aux locuteurs de la langue française -c’est dans le nom- mais dans le cadre de l’Organisation internationale de la francophonie et de ses 88 pays, la francophonie se caractérise aussi par le plurilinguisme de la majorité des locuteurs qui peuplent son espace.

Les fausses nouvelles se diffusent aussi bien en langue locale qu’en français et particulièrement en langue locale à l’oral. C’est le cas notamment dans les pays de nos trois invités, au Mali, dans la région des Grands Lacs et en Guinée. Ils ont tous mis en place des stratégies pour les contrer, Nelly.

NP : Oui, effectivement, nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui avec nous trois personnes qui vont nous expliquer comment ils ont réussi à contrer la désinformation en langue vernaculaire, vraiment à la source dans chacun de leurs pays.

Nous avons avec nous Aliou Diallo. Vous êtes journaliste à Benbere Vérif, qui est la cellule de vérification du média Benbere au Mali. Alors ce qu’il faut savoir, c’est qu’au Mali, la population parle majoritairement le bambara et vous allez nous expliquer les enjeux que cela représente pour vous, pour lutter contre la désinformation dans votre pays. Notons que Benbere diffuse en quatre langues au total.

Nous avons également avec nous Nadine Kampire. Vous êtes coordinatrice du projet Afia Amani Grands Lacs, qui est basé en République Démocratique du Congo, mais qui s’étend dans toute la région des Grands Lacs en Afrique. Vous produisez des bulletins d’informations régionales sur la santé, la paix, la prévention contre les catastrophes naturelles et vous diffusez en français, en swahili, en kinyarwanda et en kirundi. Vous combattez donc quotidiennement également la désinformation.

Enfin, pour terminer ce panel, nous avons avec nous Sally Bilaly Sow. Alors Sally, nous avons eu le plaisir d’avoir un portrait de votre initiative l’année dernière, Guinée Check, dans la première saison de ce podcast. Aujourd’hui, vous allez nous parler de votre projet de partenariat soutenu par l’OIF avec Fotso Fonkam, le projet EMIN, pour lequel vous avez parcouru le Cameroun et la Guinée afin d’outiller les journalistes pour lutter contre la désinformation en langue locale.

Ma première question, je vais la poser à Aliou Diallo. À quel moment vous vous êtes rendu compte de l’importance de lutter contre la désinformation en langue locale, notamment au Mali ?

Aliou Diallo : Oui, bonjour à tous, merci beaucoup. Alors, ici, au sein de la cellule de vérification qui lutte contre la désinformation, les fausses informations de Benbere, Benbere Verif, on a très rapidement, dès le début, compris que les réponses qu’on apportait à la problématique de la désinformation au Mali avaient des limites parce qu’au départ, on a essayé de faire comme les autres médias faisaient, en produisant que des articles fact-check, comme on l’a dit, en l’écrivant en français, et publiant sur notre site. Mais très rapidement, on a compris qu’on était dans un pays avec un contexte particulier. On a apporté une traduction dans les langues locales et cette traduction, d’abord, on l’a diffusée sur les médias sociaux, notamment Facebook, avec une vidéo. On a compris que ça marchait beaucoup et que c’était du contenu qui était très bien consommé. Après ça, on a migré maintenant vers de la vidéo uniquement sur les médias sociaux.

On s’est dit qu’on a aussi au Mali une population qui, forcément, n’est pas sur les médias sociaux. C’est là où on a intégré dans notre dispositif les radios communautaires. Et là, on demande aux radios de traduire le contenu ou on traduit le contenu depuis nos bureaux, et on envoie les sons dans les radios qui sont disponibles.

GK : Nadine Kampire, vous faites également de la production en langue vernaculaire, en langue locale. Quand on cherche à produire des contenus en langue locale, est-ce que le processus de production pour vous, c’est d’abord de le penser directement en langue locale, ou est-ce que, comme on vient de l’entendre, vous traduisez des contenus existants ?

Nadine Kampire : Nous produisons d’abord l’information en français. Ensuite, nous la produisons en Kinyarwanda, Kiswahili et Kirundi. D’abord, il y a des informations collectées au Rwanda, qui sont soit en Kinyarwanda ou en anglais. Les informations collectées au Burundi, en Kirundi. Donc nous traduisons pour ces trois langues, pour essayer de les dispatcher dans leur pays, pour que les communautés de différents pays qui ne parlent pas l’anglais ou le français puissent avoir accès à ces informations.

NP : Sally, maintenant, votre projet, EMIN, c’est un projet d’éducation aux médias et à l’information. C’est un projet qui est un petit peu différent de Benbere Verif et de Afia Amani Grands-Lacs, puisqu’il ne s’agit pas de vérification des faits. Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment vous allez lutter contre la désinformation en faisant de l’éducation aux médias et à l’information en langue locale ?

Sally Bilaly Sow : Merci beaucoup, Nelly. Merci pour l’invitation. Et le projet d’éducation aux médias et à l’information et au numérique, se veut véritablement un outil de lutte contre la désinformation en Guinée et au Cameroun. Parce que nous avons compris au départ que ce que nous faisions uniquement sur nos différentes plateformes posait parfois des limites face à ce qu’on appelle la confrontation informationnelle. Parce qu’aujourd’hui, elle est aussi linguistique. C’est-à-dire lorsque tous les outils qui sont développés sont destinés uniquement, soit en anglais, en français ou d’autres langues les plus parlées, mais il y a des langues locales que l’on utilise beaucoup plus aussi pour pouvoir créer des contenus assez inauthentiques, mais des contenus aussi qui ne sont pas véritablement en phase avec ce que nous voulons. Donc, pas de contenus sourcés, vérifiés et qui méritent quand même d’être diffusés.

Donc, l’idée est venue à la suite de cet appel à candidature de l’Organisation internationale de la francophonie pour encourager le jumelage entre les pays francophones. Donc, la Guinée avait ses spécificités, le Cameroun aussi avait ses spécificités. C’est dans les échanges avec Fotso Fonkam que nous avons compris que nous avions cet intérêt commun, c’est-à-dire l’usage de langues locales dans la lutte contre la désinformation.

Donc, nous avons à date formé des journalistes, des acteurs de la société civile, mais aussi des influenceurs afin de lutter contre la désinformation. Et aussi et surtout, ce qui est prévu en fait, toujours dans le cadre de ce projet, c’est la réalisation des tutoriels dans des langues locales. C’est-à-dire au lieu de le faire parce que tout ce qu’on voit uniquement, ça se passe en français. Et il y a une grande majorité de la population qui est oubliée à travers ce que nous faisons.

Parce que si nous prenons la Guinée, l’analphabétisme, le taux est très élevé. En faisant des tutoriels dans les langues locales, mais aussi et surtout en utilisant ce qu’on appelle les influenceurs, parce qu’aujourd’hui en Guinée, nous avons pu outiller certains influenceurs qui à travers cette expérience ont pu quand même détecter certaines opérations de désinformation. Et à date, ils ont des groupes Facebook où on a des milliers d’abonnés. Ils ont aussi des groupes WhatsApp, des groupes Telegram où ils ont des milliers d’abonnés. Donc, pour nous, c’est indispensable d’utiliser ces personnes. C’est indispensable d’utiliser les langues locales afin de pouvoir toucher d’autres cibles.

NP : Je voulais vous poser la question, Nadine Kampire, dans la région des Grands Lacs, en quelle langue se diffusent majoritairement les fausses informations ?

NK : On devrait d’abord comprendre que dans la région des Grands Lacs, les langues les plus parlées sont le Swahili, le Kinyarwanda, le Kirundi, un peu de Lingala. Ces derniers temps, on voit que c’est basé sur le contexte de la guerre entre le M23 et l’armée congolaise. Vous comprenez que le plus grand nombre de fake-news se trouve à l’est de la RDC, au Rwanda et au Rwanda aussi. Et donc, les fake-news qui se diffusent, les langues utilisées souvent sont le Kiswahili et le Kinyarwanda, mais aussi du côté Burundi qui est frontalier au sud Kivu, en RDC, on utilise plus le Kirundi.

En fait, les désinformations produites en français sont souvent traduites par différents internautes. Si une partie du Rwanda est lésée, par exemple, un Rwandais infiltré dans certains groupes prend l’information en français et la traduit en Kinyarwanda pour essayer de monter la communauté rwandaise qui se trouve au Rwanda ou soit dans l’est de la RDC et vice-versa. Si une information est produite en Kinyarwanda, il y a un Rwandais qui connaît la langue, le Kiswahili, le français et un peu de Lingala qui, pour essayer de toucher la communauté congolaise, traduite cette fausse information et la diffuse dans la langue comprise du côté Congo.

GK : Alors on va noter qu’il y a un phénomène intéressant dans chacun de vos trois pays, c’est que la désinformation circule beaucoup par WhatsApp et sous forme audio, c’est-à-dire que ce sont des messages vocaux qui sont diffusés dans des groupes. Sally, est-ce qu’à votre avis il y a une prime à la langue locale ? En d’autres termes, est-ce que le fait de s’adresser au public dans sa propre langue, ça crédibilise un contenu même si intrinsèquement il est faux ?

SBS : Absolument, je crois aujourd’hui, nous assistons pour moi, c’est l’un des phénomènes qui m’inquiète plus à l’orée des prochaines élections électorales en Guinée. En fait, cette désinformation à travers l’utilisation des langues locales, parce que ça crée une sorte de légitimité au niveau de la désinformation parce que la personne s’adresse dans une langue qui est commune, qui est familière, parce qu’on estime que là, on entend tout ce que la personne est en train de dire.

Donc, en Guinée, il y a aussi cette désinformation et très malheureusement, ce que nous, on constate, parce qu’on a une équipe de veille dédiée en fait sur différentes plateformes, ce qu’on constate, c’est que la tendance au niveau de la désinformation, c’est-à-dire des personnes qui font la désinformation avec les langues locales, ça prend plus de l’ampleur en termes de partage, en termes de réaction, mais aussi en termes d’interrogations dans les commentaires. Lorsque vous lisez les commentaires et vous écoutez ce que les personnes racontent, vous allez vous poser une seule question. Est-ce que nous sommes en train de faire assez pour contraindre, pour contrecarrer ce phénomène ?

Parce que si ça s’agit en fait d’une vidéo en français, c’est très facile d’aller grappiller un lien déjà existant sur la question pour dire que « écoute ce que la personne est en train de raconter, c’est du n’importe quoi ». Mais lorsque la personne s’adresse à une communauté donnée ou bien à une cible donnée dans une langue locale, mais en réalité tu n’as pas directement là un contenu pour venir placer dans les commentaires pour dire que ça c’est faux, c’est ceci, cela, ça devient un peu compliqué.

Donc pour revenir à votre question, je crois qu’aujourd’hui, ce que nous sommes en train de faire et nous continuons à le faire, c’est de permettre aux citoyens et aux internautes de détecter ces genres de phénomènes en faisant un, c’est-à-dire d’abord de s’interroger sur l’identité de la personne. Qui parleN Parce que le plus souvent dans ces genres d’opérations, ce que nous avons constaté, ces opérations sémantiques et de désinformation, c’est que les personnes essayent de dissimuler qui parle. C’est-à-dire on fait croire aux gens, peut-être c’est quelqu’un d’autre, mais en réalité c’est leur opinion. Donc c’est de savoir qui parle exactement ? Pourquoi ?

Et si on partage, on prend souvent cet exemple, si on partage un élément beaucoup sur WhatsApp, vous allez voir cette sorte de signalétique qui montre que ça a été partagé plusieurs fois. Donc de regarder tous ces éléments, ce sont là des éléments qui caractérisent une infox qui est largement répandue, une infox qui est largement diffusée.

Mais l’autre problème aussi qu’on essaye de mettre sur la table, ce qu’il faut que les gens comprennent, les technologies ne vont pas résoudre tous les problèmes de la désinformation. C’est avant tout une question humaine. Les personnes qui créent, ce sont des personnes qui créent ces opérations de désinformation. Donc essayer d’aller à la rencontre des personnes, sensibiliser, discuter, échanger, c’est-à-dire mettre parfois de côté les outils, humaniser en fait ce que nous sommes en train de faire. Nous estimons aussi que c’est une autre opération qu’il ne faut pas sous-estimer parce qu’en réalité les outils ne peuvent pas résoudre tout. Donc il faut vraiment humaniser ce qu’on fait, essayer de discuter en face avec ces personnes, avoir une sorte de cartographie de ces acteurs de la désinformation, parce que nous on a déjà une petite cartographie de personnes qu’on essaie, parfois même ces personnes, on essaie de rentrer en contact avec elles pour leur dire « Écoutez, vous êtes en train de dire ça, c’est pas ça, voici ce qui est vrai. On vous conseille vivement de ne pas trop vous aventurer parce que vous risquez de créer un embrasement, vous risquez de créer des incidents.»

NP : Aliou, comment vous faites pour arriver à intercepter ces messages et pour contrer la désinformation qui circule à l’oral ? Quand on a une publication à l’écrit, c’est plutôt facile, même si elle est supprimée, on a moyen de l’avoir dans des archives, on a moyen d’en avoir une trace. À l’oral, c’est plus compliqué. Quelles sont vos techniques à Benbere Verif pour lutter contre cette diffusion-là ?

AD : À Benbere Verif, quand on a eu le besoin de lutter contre les fausses informations qui circulent dans les langues locales et dans les groupes WhatsApp, au préalable, ce qu’on a fait, c’est qu’on a demandé à nos vérificateurs, à nos blogueurs, d’intégrer des groupes WhatsApp, de chercher à être dans ces groupes WhatsApp où la désinformation peut circuler. Donc, on a un certain nombre de groupes WhatsApp -parce qu’il y a des groupes WhatsApp qui agissent comme des chaînes, il y a des groupes WhatsApp qui se créent sur des bases communautaires, il y a des groupes WhatsApp qui se créent de façon géographique, il y a des groupes WhatsApp qui se créent aussi par des associations qui représentent certaines communautés- ce qu’on a essayé de faire, c’est qu’on a intégré ces groupes WhatsApp et donc, on est dedans, donc on suit les informations qui circulent dans ces groupes WhatsApp là. Et donc, on peut répondre directement dans les groupes WhatsApp, mais aussi, on a la possibilité parfois d’être en contact direct avec la personne qui fait de la désinformation sur ce groupe là.

Et donc, ça nous permet d’avoir une liste des acteurs, des personnes qui sont influentes dans les groupes WhatsApp. Vous allez voir, un seul jeune, il y a 3, 4, 5 groupes WhatsApp dont il est administrateur, et ces groupes WhatsApp sont remplis de personnes qui écoutent toutes les informations que ce jeune là partage. Et si ce jeune là s’adonne à de la désinformation, c’est problématique. Donc, par le passé, on a déjà même eu à identifier ces jeunes, un certain nombre, et organiser une formation avec eux, une rencontre, trois jours de sensibilisation, et en dehors de la capitale, on a été jusqu’à Mopti, c’est à plus de cent kilomètres de Bamako. On les a rencontrés pour leur montrer les outils qu’on utilise, parce que l’objectif, en montrant ces outils, c’est de les amener à faire confiance aux fact-checks qu’on produit. Parce que si on explique le processus de vérification qu’on applique, et qu’ils peuvent reprendre le même processus pour arriver au même résultat, ça permet d’instaurer la confiance par rapport aux résultats qu’on produit sur les vérifications qu’on partage et qu’on publie. Donc, on est dans le groupe WhatsApp, on suit ce qu’il se passe, et on connaît un certain nombre d’acteurs avec lesquels on travaille, avec lesquels on discute, avec lesquels on essaye de débloquer certaines fausses informations.

GK : Et donc, en fait, ce que vous nous dites, c’est que vous misez sur la bonne foi de ces acteurs-là, qui transmettent plus par ignorance de la qualité de l’information qu’ils propagent, que par intention de nuire ou intention de propager cette désinformation.

AD : Exactement. Parce qu’ils sont rares, la plupart d’entre eux, quand vous discutez avec eux, ceux qui s’adonnent à ça, ils sont surtout victimes de la mésinformation. Quand vous discutez avec eux, ce sont des gens qui n’ont pas forcément, avant d’avoir reçu l’information, du recul par rapport aux informations qu’ils voient circuler sur YouTube ou sur Facebook. Donc, à la base, ils ne sont pas dans une logique, pour la plupart, il y en a certains quand même qui ne font pas partie de ce lot, mais pour la plupart, ils ne sont pas dans une logique de nuire. Ils croient à ce qu’ils partagent, parce qu’ils ne comprennent pas le mécanisme de fabrication de ce contenu-là. Donc, quand nous, lors des formations, on leur explique, ils arrivent même, on prend nous-mêmes des photos, des vidéos qui n’ont rien à voir entre elles, et on crée une vidéo à partir de ça pour leur dire « voilà comment est-ce que tel acteur ou tel acteur a produit telle information » L’objectif pour nous, c’est qu’ils comprennent comment est-ce que ça se crée, pour qu’ils puissent savoir que réellement c’est possible de créer une vidéo à partir des informations qui n’ont rien à voir entre elles, et surtout qui n’ont rien à voir avec elles. Donc, on compte sur la bonne foi de ces personnes-là. Et très très souvent, ça marche très bien, ils deviennent des alliés, et ils deviennent des personnes qui nous écoutent, avec lesquelles on travaille.

GK : Nadine, comment est-ce que vous, vous gérez ce problème de rétablir la réalité quand on a un contenu qui nous passe entre les doigts finalement, qui va de groupe en groupe, qui est un petit enregistrement audio, tout le monde n’a peut-être pas entendu le même, il y en a plusieurs qui répètent la même chose, comment est-ce que vous faites face à ce problème ?

NK : Avec les autres médias de la région, nous voyons les fake news qui ont un peu plus de tendance, qui circulent plus sur les réseaux sociaux. Nous cherchons un expert ou un historien ou quelqu’un qui peut donner un peu de lumière pour essayer de contrer ça. Comme ces fake news passent surtout sur les réseaux sociaux, WhatsApp, dans des groupes, surtout sur Twitter, aussi Facebook, nous repartageons l’information vérifiée sur ce même canal pour essayer de contrer la propagation de ces fake news.

NP : Et donc, vous avez des personnes qui sont infiltrées dans ces groupes WhatsApp directement ?

NK : Dans des groupes WhatsApp, oui. Vous devrez comprendre que les fake news sont souvent produites par soit les politiciens, soit les journalistes qui cherchent le buzz, qui n’utilisent pas leur éthique journalistique dans leur travail quotidien. Alors, ces mêmes personnes sont infiltrées dans des groupes WhatsApp. Alors, on essaye, avec les groupes que nous gérons aussi, parce que nous avons des groupes WhatsApp, nous gérons une vingtaine de groupes WhatsApp, nous essayons aussi de rediffuser la vraie information dans ces groupes afin de mettre fin à la propagation de ces fake news ou de cette désinformation.

NP : Concrètement, comment ça se passe, Sally, dans votre formation avec Fotso Fonkam ? Comment vous arrivez à outiller les journalistes pour lutter contre la désinformation en langue locale ?

SBS : Ça se passe à travers des sessions de formation, mais à travers une ligne directrice. On estime qu’il ne faut pas amplifier lorsqu’il s’agit de déconstruire, parce que ça arrive à des moments. C’est-à-dire, on pense traiter tous les sujets. Il y a des sujets, lorsqu’on essaye de les traiter, on contribue à leur amplification. Donc, on leur donne une certaine visibilité et ça crée aussi, ça amplifie la désinformation. Donc, c’est beaucoup plus anticipé, c’est-à-dire pas juste prendre comme critère de vérification le critère de la viralité. Lorsque l’information, elle est déjà virale, pour dire on va s’attaquer à l’infox, non.

Il suffit de voir l’information et on a eu la chance quand même de bénéficier d’une expertise de Stéphanie Lamy, peut-être que vous devez connaître, elle est spécialiste des opérations sémantiques, qui a renforcé notre capacité sur une grille d’analyse qu’elle a développée et que nous avons trouvée très intéressante. En fait, c’est-à-dire que c’est une grille d’analyse qui a cinq colonnes, c’est-à-dire :

  • il y a d’abord la conception du message,
  • qui a conçu le message,
  • la diffusion,
  • l’amplification
  • et la transformation.

Est-ce que, par exemple, lorsqu’on analyse une infox qu’on repère ou une information qu’on repère sur Internet, est-ce qu’on peut facilement savoir qui a conçu le message ? Quels sont les acteurs qui ont diffusé cette information ? Quels sont les acteurs aussi qui ont contribué à l’amplification de cette information, de cette infox ? Mais est-ce qu’aussi on peut s’attendre à une transformation dans la vraie vie ? Donc, dire juste qu’on va se baser sur le critère de la viralité sans analyser tous ses contours, parce qu’une infox peut ne pas être virale, mais que cette infox puisse avoir des conséquences néfastes dans la vraie vie.

Donc, on essaie le plus souvent de s’aligner sur une telle analyse pour dire, écoutez, cette information-là, elle mérite d’être traitée, mais aussi et surtout, qu’est-ce qu’on peut avoir, c’est-à-dire au-delà de tout ce qu’on fait en utilisant les langues locales, la déconstruction, est-ce qu’on ne peut pas aussi de temps en temps partager sur nos canaux des informations des médias locaux ? Parce que là aussi, les gens sont à la recherche des informations. Peut-être nous, on a une visibilité sur les réseaux sociaux, dans nos groupes WhatsApp, que ces médias qui produisent du contenu sourcier vérifié, non pas. Est-ce qu’on ne peut pas aussi les aider à relayer en fait ces informations pour contribuer à contrecarrer des éventuelles infox que les gens créeraient autour de ces éléments ?

Donc, nous, on estime qu’aujourd’hui, il faut vraiment allier en fait toutes les actions, essayer de voir tout ce qui est possible, notamment ces langues locales, qu’est-ce qu’on peut avoir, le partenariat qu’on peut avoir avec même ces médias traditionnels. Parce que souvent, on est sollicité par les médias pour vérifier des éléments visuels et tout ce qui s’en suit, pour les aider techniquement sur certaines choses. Ça, c’est extrêmement important, ce partenariat qui existe et qui se renforce. Mais on veut aller plus loin pour voir concrètement qu’est-ce qu’on peut avoir, notamment, parce que ça, c’est dans les perspectives, avec les radios rurales, c’est-à-dire les radios locales de Guinée, qu’est-ce qu’on peut les aider pour pouvoir, afin que ces radios-là puissent plus ou moins transcrire ou faire la transcription de nos éléments dans leurs éditions, dans leurs émissions ou en des capsules que nous-mêmes, on va produire pour aller plus loin dans la production de contenu.

Parce que ce que nous avons remarqué, ça c’est un fait, je ne sais pas au Mali ou dans la région de Grand-Lac, en réalité, on a très peu de contenu dans nos langues locales. C’est ce qui fait qu’en réalité, ces agents de la désinformation utilisent nos langues locales pour pouvoir intoxiquer les citoyens.

GK : Finalement, ça pose le problème de la qualité et la quantité de l’offre médiatique locale en langue locale, qui n’est pas forcément présente, vous venez de le décrire en tout cas pour la Guinée.

Une question à Aliou, on voit bien que l’oral, la propagation de l’information, que ce soit par les ondes radio, par les vocaux sur WhatsApp, peut-être d’autres techniques aussi sur Internet, d’autres réseaux sociaux, mais apparemment essentiellement WhatsApp, est très important. Mais en même temps, on ne peut pas forcément tout repérer parce que tout ça, ça se passe dans des groupes privés et on a des sphères d’influence qui se croisent, on peut appartenir à plusieurs groupes. Les vérificateurs n’appartiennent pas forcément à tous les groupes. On peut rater aussi des informations qui deviennent virales dans d’autres cercles. Comment est-ce que vous faites ?

AD : Alors, comme je le disais, non seulement on a nos vérificateurs qu’on a essayé d’encourager à intégrer dans différents groupes WhatsApp, mais on a mis en place par exemple un numéro WhatsApp avec lequel, qu’on a partagé un peu partout, non seulement sur Facebook, mais aussi dans les groupes WhatsApp pour dire aux gens « écoutez, si vous voyez une fausse information ou quand vous allez écouter un audio, vous allez voir une vidéo dans votre groupe WhatsApp ou si vous avez des doutes, n’hésitez pas à nous contacter via ce numéro WhatsApp. Et ce numéro WhatsApp, on reçoit des demandes de vérification via ce numéro WhatsApp dans les langues locales.

Et l’équipe qui s’occupe de la vérification, de la lutte contre la désinformation à Benbere est composée de telle sorte qu’on a les quatre langues dans lesquelles on travaille. On a des gens qui parlent très bien toutes ces langues-là, que ce soit le Bamanankan (ou bambara, ndlr), que pratiquement tout le monde parle. Moi, je parle Peul, on a une personne qui parle dogon, on a une personne qui parle sonrhaï. Donc, c’est là que fait des sortes qu’on peut traiter ces demandes de vérification venant parfois des personnes qui sont vraiment installées dans les localités très très éloignées des centres urbains.

Donc, non seulement on est dans les groupes WhatsApp, on les repère, mais aussi on invite les uns et les autres à nous contacter, à nous envoyer des photos, des vidéos ou des liens, des éléments sur lesquels ils voudraient qu’on intervienne.

Et les types de réponse sont à deux niveaux. Si, par exemple, on a une demande de vérification et qu’on estime que ça mérite un article ou ça mérite une vidéo ou ça mérite une note vocale, on en fait et on partage avec tout le monde. On essaie de partager sur l’ensemble de nos canaux de diffusion pour que telle information aille circuler, on a été alerté par tel individu ou par telle personne. Ça aussi, ça permet d’encourager les gens à nous alerter, à nous contacter, de faire le cité de la personne qui nous contacte. Bien sûr, avec l’accord de la personne, toujours. Mais il arrive des cas aussi, on répond directement à la sollicitation parce qu’il y a ce type de demandes qui n’ont pas forcément besoin de faire un article ou de faire une vidéo pour répondre.

Parce que, comme disait mon collègue de la Guinée Conakry, nous en sommes conscients, nous aussi au Mali, ici, il y a des réponses, il y a des fausses informations face auxquelles il faut être prudent. Parce que c’est en les traitant ou en vouloir apporter un démenti qu’elle devienne virale parce que la personne qui est atteinte même par le démenti n’a pas d’abord vu la fausse information, donc elle va chercher à voir la fausse information et revenir sur le démenti. Donc, d’une certaine manière, par ricochet, on participe à la propagation de cette fausse information.

Donc, nous, on tient compte du taux de viralité, c’est très important chez nous, mais aussi de l’impact et les personnes qui sont touchées. Et si les contenus est produit, comment est-ce qu’on peut toucher les mêmes personnes qui ont été touchées par la fausse information ? Comment est-ce qu’on peut toucher les mêmes personnes avec la vérification ? Et là, c’est un point qui est un défi énorme pour nous, mais on essaie de répondre avec nos outils, avec des ciblages en ligne ou en remettant dans les mêmes groupes WhatsApp où on a mis la fausse information, on remet là-bas dans le même groupe la vérification en essayant de toucher les mêmes personnes.

GK : Alors, en parlant de défi, il y a en ce moment dans l’hémisphère nord une préoccupation importante, c’est la génération de contenus par l’intelligence artificielle. On parlait de l’importance énorme du son, de l’audio sur le continent africain, et on sait aujourd’hui qu’il y a des outils qui sont extrêmement abordables. Pour 5 dollars par mois, on va pouvoir créer une voix artificielle. Est-ce que vous avez déjà vu, parce qu’ils peuvent fonctionner dans une centaine de langues aujourd’hui, est-ce que vous avez vu circuler ou eu des doutes sur la circulation de contenus générés par des IA dans des langues locales ? Et est-ce que vous craignez que ce soit un problème sur le continent africain également ?

AD : Oui, moi je crains que ce soit un gros problème. Pour le moment au Mali, de mon propre constat, c’est que le type de contenu dans ce sens qu’on a vu, c’est que vraiment fabriquer de façon artisanale. Vous savez, ces vidéos qu’on rencontre beaucoup, en tout cas au Mali, j’ai fait la même observation dans le Burkina Faso aussi, c’est des vidéos dans lesquelles on ramasse des photos qui n’ont parfois rien à voir, et très souvent même, pas parfois, qui n’ont rien à voir entre elles, et on écrit un texte, et ce texte-là est lu par un logiciel. Et c’est vraiment des types de création de contenus vraiment très abordables et vraiment très artisanaux. Ils utilisent surtout, très souvent, Google traduction, ils écrivent un texte, et le traducteur Google, quand vous mettez en mode lecture, ça se met à lire le texte, et derrière, des images sont collées pour créer un récit. Mais toujours à partir d’un contexte, toujours à partir d’un puits d’informations, ils sont très forts, et ça marque beaucoup. Les vidéos sont beaucoup consommées, et c’est les vidéos créées en français, mais qui sont, comme tu l’as dit dès le départ, traduites dans la langue locale.

Donc pour le moment, on n’observe pas l’utilisation à grande échelle de l’intelligence artificielle, surtout des nouveaux outils ou des nouvelles techniques qui, aujourd’hui, font un débat beaucoup, mais Midjourney ou si vous voulez d’autres outils, pour le moment, au Mali, je n’ai pas observé un cas. Mais je sais que le contexte fait qu’avec très prochainement des élections, des échéances électorales, et un pays qui vit dans une tradition avec beaucoup de défis au niveau sécuritaire, au niveau sanitaire et au niveau politique, c’est clairement le prochain défi face auquel il faut apporter des solutions très rapidement.

NP : Sally, du côté de la Guinée-Conakry, est-ce que vous constatez également la propagation de contenus générés par des intelligences artificielles en langue locale dans votre pays ?

SBS : Pas spécifiquement, comme mon confrère l’a dit, en Guinée également, ce que nous notons, c’est l’usage même de logiciels traditionnels, je pense peut-être à Adobe Audition, qui a une option de lire un texte pour générer une voix. Ça, c’est vraiment, ça se répand, ça ne date pas d’aujourd’hui, beaucoup le font et les gens le réutilisent constamment. Et c’est quand même un peu, un peu dangereux.

Par rapport à l’utilisation des nouvelles intelligences artificielles, Midjourney et consorts, pour le moment, nous ne l’avons pas vu d’abord, nous ne l’avons pas détecté, mais ce qui est évident, ces montages d’images bout à bout sur une voix off, c’est quand même, ça se répand beaucoup et ça se partage beaucoup. Et il y a aussi une sorte de virée peut-être vers des groupes Télégram.

GK : Ce que vous êtes en train de dire, c’est presque en écho à ce que vous disiez tout à l’heure, c’est qu’on va aller générer des textes artificiels mais dits en français pour les légitimer, entre guillemets, pour faire sérieux. C’est ça ce que vous dites?

SBS : Exactement, c’est cela, c’est à dire on ne répond pas sur un site Internet où on essaie à défaut de concevoir juste une information. Et puis on essaie de légitimer cela à travers une voix off et puis adosser des images qui n’ont rien à voir parfois avec cette fameuse information. Et puis qu’on essaie de partager.

Maintenant, ce que je disais aussi en amont, ce qu’on est en train de virer petit à petit, parce qu’avec la limite imposée par WhatsApp sur le nombre de personnes devant être membre d’un groupe, il y en a qui essaient petit à petit de virer sur Télégram. Donc, ça commence petit à petit aussi à prendre forme là-bas. Je pense que le prochain peut-être le prochain affrontement informationnel, ça peut être sur Télégram, parce que là aussi, ce sont des groupes petit à petit qui se développent avec des nombres d’abonnés parfois très, très élevés où il faut quand même être beaucoup agile pour pouvoir infiltrer ces groupes.

Et comme l’a dit Aliou, en Guinée, moi aussi, ce que nous, nous craignons beaucoup plus, c’est un peu moi, je souvent, quand je discute avec les gens, je ne parle pas peut-être de la transparence des prochaines élections, je parle beaucoup plus de l’intégrité des prochaines élections que nous allons avoir en Guinée face à ce phénomène de la désinformation. Parce que nous avons vu, même dans les plus grandes démocraties, l’intrusion en fait dans les processus électoraux. C’est un défi majeur. Imaginez des pays beaucoup plus, moins avancés technologiquement avec les nouvelles technologies, notamment avec l’intelligence artificielle, avec tous ces développements auxquels nous assistons, les prochaines élections avec des objectifs et des candidats qui ont des objectifs très différents. Et avec aussi la diplomatie d’influence, mais aussi les opérations d’influence, notamment par certaines puissances.

Donc, je pense que là, nous, en tant que vérificateur, en tant qu’acteur de la lutte contre la désinformation et des opérations sémantiques, nous avons un véritable défi et je pense que relever ce défi, ça commence dès maintenant pour pouvoir véritablement anticiper sur certaines actions qui risquent de créer des choses non souhaitables dans nos différents pays.

GK : Très bien. On sera particulièrement attentifs, comme toujours pendant les périodes électorales, puisqu’on sait que ce sont des périodes particulièrement sensibles au niveau de la création, de la propagation de désinformation, des guerres d’influence, et que ces nouveaux outils qui font un peu peur, il faut bien l’admettre, nous posent à tous de nouveaux défis.

Merci à tous les trois d’avoir participé à ce podcast. On se retrouve le mois prochain pour le quatrième épisode de cette deuxième saison du podcast d’ODIL. À très bientôt.

NP : Au revoir.

NK : Merci beaucoup.

SBS : Merci.

Merci de nous avoir suivi ! Tous les épisodes sont disponibles dans votre lecteur de podcast favoris. Odil, le podcast, c’est une collaboration entre l’Organisation internationale de la francophonie et Check First. Le site de la plateforme francophone des initiatives de lutte contre la désinformation est à retrouver sur odil.org, sur Twitter, @odilplateforme. *Musique*