Entretien

Perspectives croisées sur les influences étrangères dans trois écosystèmes informationnels

Un entretien enregistré le 15 juin 2023, publié le lundi 26 juin 2023

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Dans cet épisode, nous analysons les défis liés aux influences étrangères dans des écosystèmes informationnels donnés au travers de regards croisés du Liban, du Québec et de la Moldavie. 3 experts mettent en lumière les différentes formes d’influences étrangères présentes dans leurs systèmes d’information nationaux :

  • Au Liban, qui a vu la désinformation grimper en flèche après l’explosion au port de Beyrouth en 2020, on s’en souvient.
  • En Moldavie, qui a connu des tentatives d’ingérence russe dans ses événements politiques, surtout depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine.
  • Et au Québec, où se sont tenus récemment des élections qui comme souvent, on a vu de nombreuses théories du complot se multiplier.

Invités :

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[Musique] Vous écoutez Odil le podcast, une production de la plateforme francophone des initiatives de lutte contre la désinformation. Un podcast animé par Guillaume Kuster et Nelly Pailleux. Odil le podcast, c’est une série d’entretiens avec celles et ceux qui luttent contre la désinformation dans l’espace francophone. [Musique]

Guillaume Kuster : Bonjour à toutes et bonjour à tous, bienvenue dans ce cinquième épisode de la deuxième saison d’ODIL, le podcast. ODIL, comme vous le savez, c’est la plateforme francophone des initiatives de lutte contre la désinformation. Elle accueille et met en valeur celles et ceux qui luttent contre les désordres de l’information dans les 88 pays de la francophonie. Et tout au long de l’année, nous accueillons les invités de différentes régions du monde qui luttent contre la désinformation à leur manière. N’hésitez pas à vous abonner sur vos plateformes de podcast préférées pour ne pas manquer la sortie de notre épisode mensuel. Comme d’habitude, je suis rejoint par Nelly. Bonjour Nelly.

Nelly Pailleux : Bonjour Guillaume

GK : Alors, dans cet épisode, nous allons parler du rôle et de l’impact des influences étrangères dans trois écosystèmes informationnels très différents.

Au Liban, qui a vu la désinformation grimper en flèche après l’explosion au port de Beyrouth, c’était en 2020, on s’en souvient. La Moldavie, qui a connu des tentatives d’ingérence russe dans ses événements politiques, surtout depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. On va en parler également.
Et le Québec, où se sont tenus récemment des élections. Comme souvent, on a vu de nombreuses théories du complot se multiplier. Avec nous, Nelly, trois experts pour en parler.

NP : Oui, nous accueillons aujourd’hui trois invités issus de pays aux contextes informationnels relativement différents.
Nous avons avec nous Layal Bahnam de la Fondation Maharat, qui lutte contre la désinformation au Liban. À ses côtés, Aengus Bridgman est professeur adjoint à l’Université McGill au Québec. Et il dirige également l’Observatoire de l’écosystème médiatique rattaché à l’Université McGill. Et enfin, pour clôturer cette table ronde, Aneta Gonta, vice-présidente du Conseil audiovisuel de Moldavie.
Nous aurons donc l’occasion de discuter des différentes formes d’influences étrangères auxquelles ils ont été confrontés dans chacun de leurs pays.
J’ai envie de commencer avec vous, Layal Bahnam.
Est-ce que vous pouvez nous décrire le contexte informationnel du Liban, notamment après l’explosion au port de Beyrouth en 2020 et la mission que se donne la Fondation Maharat ?

Layal Bahnam : Bonjour à toutes et tous. Nous travaillons sur tout ce qui est développement des médias et aussi la promotion de la liberté d’expression. Nous avons beaucoup de projets sur la désinformation.
Nous, Maharat incube Maharat News, qui a une section de fact-checking pour les discours politiques et les rumeurs qui circulent dans le pays.
Le paysage médiatique au Liban a toujours été le reflet des divisions confessionnelles du paysage politique. Après la guerre du Liban, les médias ont été répartis entre les leaders confessionnels qui étaient au pouvoir et qui ont des liens avec des pistes régionales influentes. C’est pour ça que les ingérences étrangères ont toujours existé en fonction de l’intensité du conflit régional et des intérêts des axes régionaux. On parle notamment de l’Iran, du Golfe, de la Syrie, des États-Unis.

Maharat a pu prouver par les vieilles veilles médiatiques, les études d’analyse du contenu médiatique qu’on fait et les discours des médias traditionnels. Ils sont le reflet de ce conflit régional qui présente des dimensions religieuses, sectaires, géopolitiques. Si on peut donner l’exemple depuis 2015, par exemple l’accord nucléaire américo-iranien, comment il a été décrit par les médias : les médias qui sont affiliés à l’Iran, ils ont considéré que c’était une victoire historique pour l’Iran, alors que les médias qui sont affiliés au Golfe et aux États-Unis, ils l’ont décrit comme un accord visant à empêcher l’Iran de poursuivre ses activités nucléaires.

La manipulation et l’ingérence des informations étrangères ont toujours existé dans l’écosystème médiatique libanais, ou bien par des acteurs étatiques, non étatiques, leurs intermédiaires à l’intérieur ou bien à l’extérieur.

Ce qui a changé, c’est l’émergence des médias sociaux et la montée des manifestations contre les élites politiques au pouvoir, en particulier parmi les jeunes, ce qui a également permis l’émergence de plateformes médiatiques alternatives sur les réseaux sociaux. Malgré les dynamiques positives apportées par les médias sociaux et l’augmentation des échanges politiques et des contre-récits, la montée de la désinformation a réellement commencé avec les manifestations au Liban en 2019.
Maharat a également documenté cette montée. Pour la première fois en 2019, avec les protestations, on a vu des types sophistiqués de désinformation, comme les deepfakes, l’utilisation de vidéos dans d’autres contextes, les retouches d’images, l’usurpation d’identité. L’objectif en 2019, c’était de diaboliser les manifestations et de déclencher les tensions communautaires, semer la peur, etc. Et WhatsApp était le canal le plus utilisé pour diffuser la désinformation, qui a été amplifié par les réseaux sociaux publics.

La deuxième vague de désinformation a eu lieu pendant la pandémie de COVID-19. On a vu que la manipulation de l’information a pu aussi avoir des dimensions étrangères, comme la manipulation de l’information dans les théories du complot et même dans les discours politiques visant à discréditer, par exemple, les vaccins américains ou européens au profit du vaccin russe Sputnik.On a vu cette polarisation aussi.

Après l’explosion du port de Beyrouth, on a pu observer une troisième vague de désinformation qui a pris la forme de rumeurs et de théories du complot aussi, on a vu les réfugiés syriens qui ont été victimes de campagnes de manipulation de l’information. Ils ont été accusés de contribuer à la crise économique. La dernière campagne, c’était depuis un mois, et elle a été amplifiée par les médias et les réseaux sociaux.
Ça a causé une grande campagne de haine contre les réfugiés syriens.

GK : On voit que c’est extrêmement dense, que la situation est complexe au Liban, qu’il y a eu une sorte de moment pivot, un peu comme sur tous les autres territoires, au moment de l’amplification du rôle des réseaux sociaux dans la circulation de l’information.
Quand on parle d’origine de ces tentatives d’influence, et particulièrement d’origine étrangère, est-ce que vous arrivez, vous, en vérifiant qu’elles sont effectivement d’origine étrangère ? Est-ce qu’on arrive à le prouver ou est-ce que c’est une thèse ?

LB : Alors, nous avons constaté que les influences étrangères ont un impact significatif sur l’information à cause de l’influence des acteurs politiques et sectaires, et les puissances régionales qui sont liées à ces acteurs politiques. C’est là où on voit l’ingérence étrangère. Ça peut être des acteurs locaux, mais qui travaillent pour des agendas étrangers.

GK : Si on passe au Canada maintenant, Aengus Bridgeman, pour le cas du Québec, notamment votre collègue Mathieu Lavigne s’est alarmé parce que la désinformation a pris une ampleur inquiétante, qu’il a qualifiée d’inquiétante, durant la récente campagne électorale. On a vu aussi, on a entendu des voix s’élever, notamment dans les cercles politiques canadiens, de suspicion, voire même de preuve d’intervention chinoise, cette fois dans les élections. Comment ça se passe sur votre territoire et quelles sont les inquiétudes en ce moment au Québec ?

Aengus Bridgman : Oui, merci. Merci pour l’invitation.
En fait, oui, moi, je dirige un centre d’observation de l’écosystème médiatique.
Donc, on fait plusieurs projets sur les élections, surtout les élections canadiennes, mais aussi les élections sous-nationales, incluant l’élection québécoise. Et récemment, ce qu’on voit, c’est comme partout sur l’Internet, si tu cherches quelque chose de mauvais, tu vas le trouver. Donc, oui, on trouve la désinformation partout, surtout sur les réseaux sociaux.

Mais ce qu’on voit, c’est oui, c’est un niveau assez important. Il y a des grandes communautés qui passent beaucoup de temps à partager des complots, à propager la désinformation, incluant la désinformation étrangère. Mais ce qu’on voit, c’est que ça ne change pas vraiment les résultats des élections. Ça ne change pas vraiment les opinions de la grande majorité de la population. Donc, on est inquiet autour de ça, mais on n’est pas à un niveau où ça change vraiment les politiques quotidiennes, jour à jour.

GK : Il y a eu des mises à jour de campagnes spécifiquement chinoises sur Weibo qui ciblaient des populations d’origine chinoise pour les appeler à voter contre des politiciens canadiens qui promouvaient une politique anti-Chine. De votre point de vue, ce n’est pas aussi important que ça ?

AB : Oui, mais en fait, ça, c’est une chose un peu différente. Ce qu’on a vu, c’était surtout pendant la dernière élection fédérale, mais aussi en 2019. Oui, on a vu un peu d’activité sur les réseaux sociaux, dans la communauté chinoise-canadienne. Mais encore, ce qu’on a vu avec des sondages, avec une étude vraiment comme d’essayer de quantifier la quantité de désinformation, ce n’était pas à un niveau assez important.
Mais par contre, les efforts de la Chine ici, c’est plutôt comme une ingérance plus traditionnelle, comme on parle d’essayer d’influencer des politiciens, d’influencer des mondes en particulier, et pas faire comme une campagne plus grande sur les réseaux sociaux. Donc, c’est certain que c’est inquiétant, mais c’est vraiment difficile de trouver ça quand on cherche seulement dans des sondages ou on cherche sur les réseaux, parce que tu ne peux pas voir vraiment les échanges d’argent, par exemple. Donc, c’est certain que c’est inquiétant, mais c’est moins de désinformation, c’est plus comme un effort de mobiliser la communauté chinoise-canadienne contre, pendant les dernières élections, les conservateurs.

NP : Oui, on voit effectivement que les élections sont très, très souvent des moments qui cristallisent ces tentatives de désinformation, d’ingérence étrangère dans un pays donné. On l’a vu notamment dans les élections, les événements politiques et les élections en Moldavie qui sont tenues en 2021. Je vais m’adresser à vous, Aneta Gonta. Donc, vous êtes vice-présidente du Conseil de l’audiovisuel en Moldavie.
Est-ce que vous pouvez nous parler de votre expérience et éventuellement des politiques que vous avez dû mettre en place pour lutter contre ces tentatives d’ingérence étrangère, ainsi que contre des campagnes de pishing, notamment, qui ont visé le gouvernement ?

Aneta Gonta : Oui. Il faut commencer par dire que la Moldavie a toujours été influencée par la propagande et la désinformation venue de la Fédération de Russie, parce que la Moldavie, c’est un pays né après l’effondrement de l’Union soviétique. Donc, c’est une ex-république soviétique. Et la Russie continue à la considérer comme faisant partie de son espace vital, si vous voulez … C’est un pays qui est né pratiquement sous les auspices de ce géant qui s’appelait l’Union soviétique et après la Russie.

Donc, ces influences ont toujours existé depuis la période soviétique et après, déjà dans les années… à partir des années 90, 91, quand la Moldavie est devenue indépendante. Les contenus russes venus de Russie ou traduits en russe ont continué à venir, pénétrer l’espace informationnel et médiatique moldave pendant toute l’existence du pays, sans avoir une vraie alternative locale des contenus locaux qualitatifs des médias locaux. C’est pour ça que les gens, même nés après, déjà dans la Moldavie indépendante, après l’effondrement de l’Union soviétique, ont été exposés à cette propagande et à beaucoup de fausses informations et de la désinformation venue de la fédération russe.

Et vraiment, donc, la vraie lutte, disons, contre ce phénomène-là a commencé il y a quelques années quand le gouvernement moldave a changé radicalement. Maintenant, on a une majorité parlementaire aussi très, très pro-européenne. Et donc voilà, dans ce contexte-là, une vraie lutte contre la propagande et la désinformation qui s’est beaucoup accélérée après le 24 février 2022, donc après le déclenchement de la guerre en Ukraine voisine, qui est un voisin direct de la Moldavie. Donc cette lutte, qui d’après moi, c’est plutôt une réaction au phénomène très dangereux de la désinformation et de la propagande et dans ce contexte là on essaie de prendre des décisions plus ou moins radicales. Par exemple, la première décision du gouvernement moldave a été, l’année passée au mois de mars, d’interdire la diffusion, la redistribution des contenus médiatiques produits en Russie, des produits d’actualités, les débats, émissions et programmes analytiques et politiques et ainsi de suite. Tout ça a été interdit à partir du mois de mars. Le seul domaine des médias, la seule partie qui est couverte par la législation moldave est celle de l’audiovisuel, donc la télévision et la radio c’est tout, c’est à dire pas les réseaux sociaux.

GK : On peut rappeler aussi qu’en Moldavie, la situation n’est pas dissimilaire de l’est ukrainien puisque vous avez une partie de votre territoire national, la Transnistrie, qui est occupés par des « hommes verts» comme on les appelle, c’est à dire des soldats russes sans drapeau sur l’uniforme mais russes tout de même.

AG : Oui, vous avez tout à fait raison. C’est environ 11% de notre territoire qui n’est pas contrôlé par les autorités moldaves, qui est occupé aussi depuis les années 90, qui s’appelle la Transnistrie. C’est un pays qui n’est pas reconnu, un territoire qui n’est pas reconnu au niveau international, qui est très pro-russe et influencé par la propagande et la désinformation.

GK : Pour donner un élément de contexte supplémentaire et puisque vous faites référence à l’occident, le gouvernement actuel de la Moldavie est pro-occidental. On voit qu’il y a des tentatives de rejoindre l’Union Européenne, de rejoindre même l’OTAN, qu’il y a des collaborations en place avec l’OTAN. Est-ce que c’est un élément qui a accéléré, probablement aussi avec l’arrivée de la guerre en Ukraine, entre la Russie et l’Ukraine, qui a accéléré la désinformation et sa circulation, peut-être même dans d’autres langues que le Russe en Moldavie ?

AG : Oui bien sûr, puisque les autorités moldaves sont très tranchantes, très directes dans leurs déclarations publiques et bien sûr que les Russes détestent ça. Et alors après l’introduction de la notion de désinformation dans notre loi l’année passée, c’était une autre mesure peut-être un peu radicale, puisqu’on a introduit dans notre loi cette notion, la définition et après des sanctions pour les chaînes de radio et de télévision qui développaient ce phénomène. Donc, ça a été interprété par les Russes comme une tentative d’interdire, de suspendre les émissions, la diffusion des contenus dans la langue russe, ce qui n’est pas du tout vrai. C’était plutôt les contenus qui propageaient de la désinformation ou des fausses informations ou des narrations, des narratives, des narrations du Kremlin qui ont été reconnues au niveau international en tant que propagande et désinformation.Donc, voilà, mais ils utilisent, ils continuent à utiliser ça.

Et en plus, les bénéficiaires, les propriétaires bénéficiaires de ces chaînes-là sont des gens, des hommes politiques surtout, qui sont affiliés au Kremlin, qui sont payés par Kremlin pour influencer les cerveaux des Moldaves.

NP : On voit effectivement qu’il y a une régulation de la part de la Moldavie et de la part également de l’Union européenne sur les chaînes, notamment sur les chaînes RT et Sputnik, qu’il y a également des difficultés à réguler sur les réseaux sociaux, notamment parce que ces chaînes vont sur d’autres plateformes qui sont moins régulées que les plateformes qu’on connaît déjà.
En parlant de régulation et de législation, je vais m’adresser à vous, Layal Banham. Je vois que la Fondation Maharat a signé, donc fait partie d’une coalition pour la défense de la liberté d’expression, et a signé une sorte de tribune appelant les autorités à respecter la liberté de la presse et la profession juridique et à modifier en profondeur les lois sur la diffamation.

Est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu cette démarche et dans quelle mesure ça s’inscrit dans votre mission de lutte contre la désinformation, ce respect-là de la loi sur la diffamation ?

LB : Oui, nos lois sont vraiment très anciennes et elles n’ont pas été réformées pour la loi de la presse depuis les années 60 et pour la loi de l’audiovisuel depuis les années 90 après la guerre. Vraiment, la réforme n’était pas un pas en avant. C’était la distribution, comme j’ai avant dit, pour les gagnants de la guerre, si on peut dire. Pour les lois de la diffamation, les journalistes peuvent être emprisonnés ce jour-ci à cause des lois qui existent.

Alors les journalistes n’ont pas de liberté de critiquer les hommes de politique à cause de leur activité politique parce qu’ils sont toujours menacés par les lois qui criminalisent leur activité journalistique.
C’est pour ça qu’on lutte pour la réforme des lois des médias. Maharat a enregistré une loi depuis 2010 au Parlement mais avec la situation politique, tout est stagné. Les institutions politiques ne marchent pas vraiment. Nous n’avons pas de président de république, nous n’avons pas de gouvernement qui a des pouvoirs complets. Nous n’avons pas un Parlement qui peut faire des législations couramment et ça rend nos efforts de lobbying vraiment épuisants parce que nous avons travaillé pour plus de dix ans pour réformer les lois, surtout sur la diffamation, mais nous n’avons pas réussi jusqu’au jour.

Maintenant, on essaie de revivre cette initiative de changer les lois avec beaucoup de parlementaires et de la société civile aussi. Nous espérons pouvoir mettre la réforme des lois des médias comme une priorité, comme toutes les autres réformes qui sont requises du pays. Nous sommes en période de transition. Beaucoup de réformes doivent être mises en place pour que le Liban puisse avoir accès à des soutiens internationaux pour pouvoir vraiment se reconstruire.

Maharat aussi a produit beaucoup d’études sur les élections et on a vu que le niveau de manipulation de l’information existait sur les médias et sur les réseaux sociaux et les lois qui sont en place n’ont pas pu vraiment faire face à l’ingérence de la désinformation.

GK : À vous entendre, Layal Bahnam, on comprend que la liberté d’expression des journalistes n’est pas garantie aujourd’hui au Liban parce que les lois sur la diffamation sont trop permissives et permettent très facilement aux politiques visées d’attaquer les journalistes. Vous militez pour changer ces textes-là.
C’est toujours un fil qui est très ténu, parce qu’effectivement on voit des tentatives dans certains pays de dire que pour lutter contre la désinformation, on va contraindre ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire et au final on peut se retrouver avec une liberté d’expression qui est encore plus réduite.

Au Canada, c’est un des pays au monde où la liberté de la presse et d’expression est dans le top 15 largement. Je me tourne vers vous pour vous demander si ce n’est pas un double tranchant finalement, cette grande liberté qui est reconnue, au sens où tous les discours quasiment sont permis et donc aussi celui de la désinformation. Est-ce que c’est une inquiétude que vous partagez ?

AB : Oui, c’est très intéressant parce qu’ici, on a comme un groupe de médias très reconnus. La plupart des Canadiens ont beaucoup de confiance en eux, mais on a aussi comme une émergence de médias alternatifs qui, c’est certain, propagent des désinformations. Je veux juste qualifier ça un peu pour dire qu’on parle beaucoup de désinformation et c’est très important dans plusieurs contextes d’identifier quand il y a des fausses nouvelles ou quand il y a des choses qui sont dangereuses.

Mais ce qu’on voit ici au Canada, c’est qu’on parle beaucoup de désinformation. Il y a deux résultats.

Premièrement, le monde qui partage la désinformation, il ne change pas d’avis, pas vraiment. Ils sont là dans leur communauté, ils propagent les choses, ils croient ça. Et même si comme Radio-Canada ou les grandes organisations médiatiques disent que c’est faux, ils ne vont pas croire ça. Donc, ça n’a pas vraiment d’effet sur eux.

Mais l’autre population, comme la population de la plupart du monde qui ont plus ou moins confiance en le gouvernement, les médias, qui ne sont pas des complotistes, qui ne partagent pas vraiment de désinformation dans la vie quotidienne, quand on les parle de désinformation, ils ont moins de confiance dans tout ce qu’ils voient. Donc, ce n’est pas juste les fausses histoires ou les vraies histoires. Ils ont moins de confiance dans tout.

Donc, c’est comme un peu une conséquence de parler trop de désinformation dans un contexte comme le Canada. C’est certain que ce n’est pas pareil dans tout le monde, mais ici, je parle toujours aux journalistes et j’essaie de dire qu’il faut moins parler un peu de désinformation. C’est important, il faut identifier quand c’est quelque chose de dangereux. Mais la plupart des informations, elles sont partagées et demain, elles sont oubliées et la vie continue. Mais si on parle trop, il y a un danger que ça reste dans le public et que la confiance, plus largement, est diminuée.

GK : En Moldavie, la question de la régulation, d’ailleurs, doit être complexe, puisqu’il y a d’abord le poids de l’histoire et les relations avec ce qu’était l’Union soviétique, ce qui est maintenant la Russie. Comment réguler l’espace médiatique dans ces conditions ?

AG : Pour l’instant, on essaie de réguler tout ce qu’on peut. Donc, comme je l’ai dit déjà, on a introduit cette notion de désinformation qui est très importante pour l’instant, mais qui, je dois vous dire, n’a jamais été appliquée. Donc l’article qui vise la désinformation n’a jamais encore été appliqué par le Conseil de l’audiovisuel parce que c’est très difficile de prouver qu’il s’agit d’une fausse nouvelle, qu’il s’agit de l’intention de nuire à quelqu’un et de prouver le préjudice. Donc c’est vraiment très difficile. On est en train d’élaborer des méthodologies pour voir comment on va mesurer ça.

Et oui, pour l’instant, il s’agit d’une régulation plus rigoureuse, plus stricte, mais ça vise, ça concerne pour l’instant seulement les chaînes de radio et de télévision. On n’a pas de solution pour l’Internet.

Les autorités moldaves sont en train de créer une nouvelle structure, une sorte de stratcom, donc une institution qui sera responsable du monitoring, de la surveillance des contenus sur Internet et sur les réseaux sociaux pour rédiger des rapports et après probablement aussi interdire, je ne sais pas, la diffusion, la rediffusion sur le territoire de la Moldavie. Donc pour l’instant, oui, on veut réguler plus parce qu’on est constraints par la situation. Donc dans des conditions de guerre, on est presque obligés de prendre des mesures un peu, comme je disais, radicales peut-être, si on parle de la liberté d’expression.
C’est à la limite, avec le droit de la liberté d’expression et de la liberté des médias. Mais pour l’instant, en Moldavie, c’est la solution, peut-être la meilleure solution qu’on a pu trouver.

GK : Vos trois territoires, les situations sont très différentes. On a dans le cas de la Moldavie la continuation d’une émancipation de l’ancienne mer Russie, on va dire, mais au moins une cohésion dans le gouvernement qui fait que l’État est essentiellement fonctionnel, même si la situation est précaire et qu’on a vu la situation se tendre, se rédire au moment de cette date du 24 février qui était le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, parce qu’on sait que c’est une situation fragile.

Au Liban, le gouvernement est instable. Est-ce que la lutte contre la désinformation, elle ne peut se faire que dans un pays où la situation politique est stable, à votre avis, Layal Bahnam ?

LB : Je crois que ce n’est pas seulement le rôle des gouvernements qui sont stables ou pas.
Nous avons besoin de beaucoup d’efforts supplémentaires pour regagner la confiance dans le journalisme de qualité. Et pour cela, on a besoin de tous les acteurs de travailler ensemble. On a besoin au gouvernement pour favoriser un environnement qui est propice à la liberté d’expression ou au journalisme d’investigation indépendant. On a besoin de lois qui renforcent l’indépendance des médias et qui promouvoient la transparence dans les propriétés des médias, par exemple au cas du Liban. On a aussi besoin d’efforts pour accroître l’accès à l’information parce qu’il n’y a pas de communication publique qui est efficace et qui garantit l’accès équitable à l’information pour les citoyens. Cela, du côté du gouvernement.

Mais de l’autre côté, on a aussi besoin de promouvoir l’éducation aux médias, de renforcer l’esprit critique des citoyens. Je crois que c’est quelque chose de très important. Maintenant, avec toutes les désinformations qu’on va voir avec l’intelligence artificielle, il est devenu vraiment très difficile de faire du fact-checking. Et ça va devenir de plus en plus difficile, même pour les journalistes. Sans esprit critique pour tous, les journalistes, les citoyens, on ne pourra pas vraiment lutter contre la désinformation. C’est un effort qui a besoin de plusieurs acteurs pour pouvoir vraiment faire la lutte. Pas toujours les lois, parce que les lois, comme j’ai dit, dans des pays où les gouvernements et les parlements sont instables, où il y a une tendance pour plus de limites et de restrictions, on a tendance à criminaliser même les fausses nouvelles, par exemple. Ce n’est pas la solution pour nous.

La solution n’est pas en plus de lois qui sont restrictives, mais c’est dans ces actions que j’ai décrites, là où tous les acteurs doivent vraiment contribuer à un environnement qui favorise l’information de qualité et qui fait regagner la confiance des citoyens dans le journalisme, qui est le seul filtre de ces désinformations qu’on trouve abondamment en ligne.

NP : Je vais me tourner maintenant vers le Québec et vers Aengus Bridgeman.
Vous avez été cité dans un article qui s’appelle « Les Américains sont des super diffuseurs de désinformation liées au Covid-19 », dans lequel vous expliquez que le Canada n’est pas à l’abri de l’infodémie américaine. Quelle influence des États-Unis vous constatez dans l’écosystème québécois ?
Et surtout, comment vous pensez que l’éducation aux médias et à l’information peut permettre aux Québécois, aux Canadiens, de manière générale, de sortir de cette influence des États-Unis, justement ?

AB : C’est une très bonne question. Donc cet article a été publié il y a un an ou deux ans maintenant.
C’était surtout sur la désinformation autour du Covid-19 et les effets sur le système de l’information ici au Canada. C’était plutôt sur la population anglophone, mais je travaille avec mon collègue à ce moment sur un projet qui fait le suivi et qui essaie de comparer l’influence américaine sur la communauté anglophone et la communauté francophone ici.

Ce qu’on voit, c’est qu’il y a en fait un grand effet du discours américain sur les politiques canadiennes. C’est normal, ça fait plus d’une centaine d’années qu’il y a une grande influence culturelle, mais ce qu’on voit maintenant, c’est que, surtout avec la pandémie, il y avait une politicisation du pandémie aux États-Unis. Tout ça, le discours autour de tout ça a marché ici et au Canada aussi. Donc c’est certain que les Québécois ont très influencé. En fait, on a pensé que peut-être il y avait une plus grande influence de la francophonie sur les Québécois.

On a fait ça avec un réseau sur Twitter. On a isolé les Québécois sur Twitter et on a vu les comptes qui suivent, les comptes qui retweet pour voir c’est quoi le réseau plus large international. Ce qu’on a vu, c’est que les Québécois, même les francophones, suivent beaucoup plus les Américains que, mettons, le monde en France ou autrement dans la francophonie. Donc il y a une grande influence. On voit ça maintenant comme le débat sur les trans est arrivé ici au Québec aussi. Il y a des informations autour de tout ça dans les écoles. C’est vraiment comme, c’est méfiant l’effet du discours américain.

Mais la deuxième partie de la question, c’est certain que ça, c’est une partie de la solution.C’est certain que la citoyenneté a besoin de mieux apprendre comment utiliser les réseaux sociaux, de mieux comprendre comment écouter l’information et réagir dans une façon comme, oui, on peut avoir des confiances autour du monde, mais aussi il faut avoir un bon doute aussi. Mais pour moi, c’est comme juste une partie de la solution.

La solution comme plus grand et dans cette tactique, le public et le public scientifique, on a fait l’argument que ça se peut qu’un pays veut fermer un peu l’écosystème d’information.
Fermer pas dans le sens complète, mais juste essayer d’établir comme plus, comment on fait sur la radio, comment on fait dans la télévision, comment on fait tout ça pour essayer de créer un environnement national d’information.

C’est certain qu’on va avoir de l’influence partout dans le monde, mais c’est très important dans les sujets politiques d’avoir une conversation nationale ou des conversations sur les enjeux locaux sans être comme totalement influencé par les autres pays et par leur façon de vivre.

C’est tellement drôle dans la politique canadienne. Il y a beaucoup de monde qui parle des First Amendment des États-Unis. Et c’est drôle parce que oui, on a des lois qui sont comparables, mais le contexte, l’histoire, tout ça est vraiment différent. Et ça donne vraiment des impressions très, très dangereuses dans la politique canadienne.

GK : On oublie d’où on vient finalement. Et pour référence, le premier amendement américain, c’est cet argument étendard des libertaires, celui qui défend la liberté d’expression et qui permet par exemple à quelqu’un de se promener avec un rapport nazi dans les rues sans que ce soit illégal, ce qui n’est évidemment pas le cas en Europe et dans d’autres pays du monde, entre autres choses.

Merci beaucoup à tous les trois d’avoir participé à cette conversation plus qu’intéressante sur les influences étrangères dans la désinformation.

Et on voit qu’on a toujours un peu les mêmes suspects habituels, mais pas uniquement comme dans le cas du Canada, où on voit que le voisin américain, même s’il n’est pas considéré dans le monde occidental comme étant néfaste a priori, peut l’être aussi dans un débat national.

Layal Bahnam, vous êtes de la Fondation Maharat au Liban. Merci d’avoir été avec nous.
Aneta Gonta, vice-présidente du conseil audiovisuel de Moldavie.
Et Aengus Bridgeman, qui est professeur adjoint à l’université McGill au Québec et qui dirige l’Observatoire de l’écosystème médiatique. Merci à tous les trois d’avoir participé à ce podcast.

NP : Merci à tous les trois.

Merci de nous avoir suivi ! Tous les épisodes sont disponibles dans votre lecteur de podcast favori. Odil, le podcast, c’est une collaboration entre l’Organisation internationale de la francophonie et Check First. Le site de la plateforme francophone des initiatives de lutte contre la désinformation est à retrouver sur odil.org, sur Twitter, @odilplateforme. *Musique*