Seule émission de lutte contre la désinformation francophone dans le paysage médiatique Canadien, leur travail est titanesque. Vérification des faits, dossiers de recherche approfondis, bot d’éducation aux médias : les Décrypteurs sont multitâches.
Au commencement il y a un projet du département d’information de Radio Canada, le service public de diffusion télévisuelle et radiophonique au Canada : une page internet « où l’on s’attarde au phénomène de la désinformation, de la lutte contre la désinformation d’expliquer aussi les phénomènes web émergents : tout ce qui est arnaque, tout ce qui est informations trompeuses au sens très très large.». Le projet naît sur le web et ne tarde pas à se transposer à la télévision. Les Décrypteurs entame sa troisième saison télévisée et est devenu une référence francophone au Canada en termes de lutte contre la désinformation.
Les couteaux suisses de la lutte contre la désinformation
L’initiative a rapidement pris de l’ampleur, notamment avec la pandémie de Covid-19. L’équipe, composée de quatre journalistes, a été largement sollicitée pour répondre aux questions des internautes et des téléspectateurs, leurs yeux et leurs oreilles sur les réseaux sociaux. Si l’audience n’a cessée d’augmenter depuis la mise en place de l’initiative, elle s’est aussi accompagnée de son lot de détracteurs au point que les journalistes ont déposé des plaintes face à des menaces contre leur intégrité physique.
Pourtant, chez les Décrypteurs, le mot d’ordre est l’indulgence. Alors que la désinformation polarise la société, les Décrypteurs ont vocation à s’adresser au plus grand nombre possible, quel que soit l’âge, le rapport à l’information ou le niveau d’éducation aux médias et à l’information (littératie numérique outre-atlantique) de leur cibles. Refusant le néologisme de « covidiot », ils mettent en place différents formats et outils pour armer leurs confrères et leurs auditeurs contre la désinformation.
Une volonté de lutte à l’échelle globale qui se traduit également dans leur principal regret : l’émission se trouve sur une chaîne de diffusion payante, réduisant son accès à ceux qui peuvent s’offrir cette chaîne seulement.
Entretien
Nelly : Nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui Alexis de Lancer, animateur de l’émission hebdomadaire Les Décrypteurs sur ICI-RDI de Radio Canada. Les Décrypteurs qui va entamer sa troisième saison il me semble Alexis
Alexis : C’est exact. Troisième saison des Décrypteurs télé mais on a également une présence numérique sur Internet.
Nelly : Expliquez-nous juste justement où est-ce que l’on vous retrouve, comment cela se passe, qu’est-ce que vous faites aux Décrypteurs exactement ?
Alexis : Si l’on remonte à l’origine même de ce projet du département d’information de Radio-Canada qui est la chaîne publique ici, au tout départ l’idée était celle de faire un projet strictement numérique. C’est à dire une page web des Décrypteurs où l’on s’attarde au phénomène de la désinformation, de la lutte contre la désinformation, d’expliquer aussi les phénomènes web émergents, tout ce qui est arnaque, informations trompeuses au sens très très large.
Par la suite, un peu plus tard, cinq ou six mois plus tard, est née l’idée d’en faire un projet télé, une émission hebdomadaire de 30 minutes qui recoupe tout un nombre d’informations toutes les fins de semaine. On en est à la troisième saison.
L’émission en temps que telle, brièvement, notre formule, jusqu’à présent c’est de faire un palmarès de la désinformation. C’est comme ça qu’on ouvre, qu’on initie l’émission. On est quatre dans l’équipe : moi, Jeff Yates, Nicholas de Rosa et Marie-Pier Élie. On choisit des informations trompeuses ou fausses qui ont circulé pendant la semaine et on décortique les éléments qui font en sorte que c’est faux, que c’est trompeur, qu’il faut s’en méfier
Guillaume : Vous avez commencé en ligne, là où naît la désinformation, dans la plupart des cas c’est souvent en ligne que ça se passe, pour l’adapter un format télévision. Est-ce que dans le format de télévision c’est finalement plus pour s’en amuser de la désinformation ? Parce que vous arrivez un temps après un traitement qui pourrait être numérique, ou est-ce que vous êtes « attention ne vous laissez pas berner par ça » pour parler à un autre public que celui que vous trouveriez en ligne ?
Alexis : Forcément ce n’est pas le même public. La stratégie télé, qui en était une, c’était d’aller rejoindre un plus large public en terme de génération mais aussi de littératie numérique : toutes les tranches d’âge n’ont pas le même niveau de littératie numérique. Évidemment avec le numérique on est allé chercher un public un peu plus familier avec ce genre de contenu peut-être. On ratisse nettement plus large avec notre présence sur ICI-RDI qui est la chaîne d’information en continu de Radio-Canada, 24 heures sur 24 sept jours sur sept.
Non l’idée n’était pas de s’en moquer ou d’en rire parce qu’on l’a vu pendant la pandémie, la dernière chose que l’on veut faire, c’est d’ostraciser les personnes qui tombent dans ce piège. Malheureusement, je le déplore, il y a une expression qui s’est développée au Québec au fil de la pandémie qui est «Covidiot» pour se moquer des gens qui croient en toute cette série de croyances fausses selon lesquelles la pandémie n’existe pas, le vaccin-ci, etc. etc.
Guillaume : C’est un terme que vous n’aimez pas beaucoup ?
Alexis : Non au contraire.
Nous prêchons le contraire : plutôt l’écoute, la compréhension de ces positions-là, une certaine forme d’empathie aussi. L’important, notre postulat, c’est qu’il faut maintenir un dialogue avec ces personnes. Attention! Les Décrypteurs, dans tout ce qu’on fait, on n’a pas la prétention de «convertir» ces personnes. On vise plutôt les personnes qui sont dans le doute, dans l’ambivalence avant de basculer dans ces mondes parallèles.
Alexis de Lancer, Les Décrypteurs
On vise aussi les personnes qui sont des proches, des parents, des amis, de ces personnes qui ont basculé dans l’univers de la désinformation tout en leur donnant des outils pour les aider à naviguer à travers tout ça …
Nelly : Justement, vous parliez d’outil, vous parliez de littératie numérique qu’on appelle aussi éducation aux médias. J’ai vu que Les Décrypteurs avaient lancé un bot qui répond aux questions avec un kit de lutte contre la désinformation. Vous faites aussi de l’éducation aux médias à travers les Décrypteurs?
Alexis : Oui de plus en plus. J’insiste beaucoup pour qu’on en fasse davantage puisque dans d’autres pays, notamment la France, il y a une longueur d’avance… Il beaucoup de travail dans cette matière, ici au Québec.
On a fait un bot, ou comme on appelle ici un robot conversationnel, avec plusieurs ateliers (douze ou treize) … On en a rajouté un treizième d’ailleurs pour la campagne électorale qui a lieu en ce moment au Canada. On essaie toujours de l’adapter aussi au fur et à mesure des événements d’actualité.
Guillaume : Qui sont toujours des occasions où la désinformation a tendance à augmenter, les campagnes électorales. On l’a vu aussi pendant la pandémie généralement une bonne grosse campagne électorale c’est là où ça va bien partir
Alexis : C’est un terrain fertile. Et pas juste les campagnes électorales chez nous ! Remarquez que quand il y a une campagne électorale aux États-Unis, cela fait en sorte que chez nous aussi circule la désinformation. Il n’y a pas de frontières finalement. Le discours de Qanon par exemple circule de façon universelle. Ces ateliers donc sont destinés à un public très très large. J’ai été en parler dans les écoles primaires, secondaires, et on vise aussi les gens du troisième âge. Ils font partie de ce même écosystème de l’information et de la désinformation
Guillaume : Donc vous avez un robot conversationnel. Comment ça marche ? Je vais sur le site des Décrypteurs, je discute avec vous, avec un robot qui prétend être vous ? Qu’est-ce que j’apprends lorsque je l’utilise ?
Alexis : Alors vous accédez au robot comme tel, qui effectivement adopte mon visage. Que ce soit sur téléphone intelligent, sur tablette ou sur ordinateur portable, il vous permet de discuter et d’entretenir un dialogue véritablement comme on le ferait avec des SMS, des textos.
Il réagit en fonction des réponses qu’on lui donne et qui elles-mêmes sont guidées par les choix de réponse que vous offre le robot. Il vous donne des outils par exemple pour savoir maîtriser la recherche d’image inversée, établir la véracité ou non derrière une image à laquelle on est confronté sur Internet …
Comment dans un contexte de campagne électorale, puisque c’est ça qui nous occupe au Canada, se méfier de quel piège ? Comment se doter aussi d’outils pour nous-mêmes déceler des cas de deepfake, des hyper trucages ? Ce genre de choses là. Des éléments rhétoriques aussi : comment détecter des éléments de désinformation ?
Bref l’idée c’est d’offrir un coffre à outils aux gens, peu importe leur âge, peu importe aussi leur niveau de littératie numérique … Je pense que ce sont, quand même, des outils assez simples dont on fait part, pour que les gens puissent eux-mêmes, dans la mesure de leurs moyens, répondre ou se faire une tête sur ce qui circulent sur le Web en ce moment… C’est donc une douzaine d’ateliers sur les images truquées, vidéos truquées … Iqui guident les gens à travers tout ça.
Guillaume : Tous les liens vers Les Décrypteurs seront dans les notes d’épisode de ce podcast que vous retrouvez dans votre lecteur de podcast ou de baladodiffusion … Je crois que c’est comme ça que vous dites au Québec ?
Alexis : Exactement. Un podcast c’est un balado et la baladodiffusion c’est le médium, c’est comme ça qu’on appelle au Québec
Nelly : Très bien. Vous parliez justement de cette boîte à outils que vous avez mise à disposition au travers de ce bot. J’imagine que ce sont des outils, que vous en tant que journaliste aux Décrypteurs qui luttez contre la désinformation vous utilisez régulièrement … Vous avez parlé de recherche d’image inversée, ça ressemble à quoi comme outil exactement ce que vous utilisez ?
Alexis : C’est les outils de base oui, comme la recherche d’image inversée, les vidéos manipulées …
Comment déceler des phénomènes comme le blanchiment d’information ? C’est comme un peu comme le blanchiment d’argent. On parle d’une information X dans un pays X et puis qui, de médias en médias, suit cette chaîne, alors on perd la trace de son origine. Finalement, ça devient des médias établis, crédibles qui véhiculent une information qui provient d’un média obscur de Hong-Kong ou quelque part … Vous voyez, c’est ce genre de phénomène auquel on est confronté.
Mais dans les questions plus techniques, il y’a celles que j’ai évoquées comme la recherche d’images inversées, ces choses-là … Il y a le journalisme de données dont on ne fait pas part dans le robot conversationnel qui sont des outils un peu plus poussés dont on fait usage. La recherche aussi en fonction des noms de domaines, des choses comme ça … Des trucs un peu plus poussés, un petit peu moins accessible au commun des mortels mais qui nous aident aussi à déceler les phénomènes Web émergents qui alimentent la désinformation.
Guillaume : Alors on a parlé de ce que vous proposez au public, cette mission de service public que vous assumez, puisque vous êtes un média de service public financé en partie par l’impôt. La question du financement, on ne va pas vraiment vous la poser parce qu’on saura d’ou vient l’argent pour Radio-Canada. On sait que souvent, pour les questions pour les questions de lutte contre la désinformations c’est le nerf de la guerre : c’est de trouver un financement. C’est manifestement un problème qui est réglé pour vous.
On a une émission de télévision qui est née après l’existence de ce produit là sur les plateformes numériques. On a ce robot conversationnel qui va faire de l’éducation pour ne pas que le public se fasse piéger finalement en essayant de tirer assez large. La question que j’aimerai vous poser c’est sur votre place à l’intérieur de l’institution Radio-Canada. Est-ce que vous êtes devenu au fil des années une sorte de référence anti fake–news à laquelle font appel les autres journalistes de Radio-Canada ? Ils se disent «Tiens, j’ai vu passer ça, on va envoyer ça aux Décrypteurs, on verra bien ce qu’ils en font, et puis ils vont peut-être me rappeler derrière»
Alexis : Oui, de plus en plus il y a ce réflexe là qui s’est développé au sein même de Radio-Canada qui est présent d’un océan à l’autre, d’est en ouest au Canada. Jusque dans les derniers jours, ça arrive souvent, des collègues qui voient des trucs passer. On est vus un peu comme ça chez nous, bien humblement.
Il y a quand même auprès de mes collègues je crois aussi de l’éducation aux médias qui doit être faite, auprès de mes autres collègues journalistes dans la mesure où on ne peut pas parler n’importe comment de la désinformation. Certains choix sont faits par certains journalistes parfois quand vient le temps de parler d’un élément de désinformation ou d’un vecteur, d’une personne qui propage de la désinformation …
Est-ce qu’on doit donner la parole de façon tout à fait conventionnelle à quelqu’un qui est vecteur de la désinformation ? Je crois que non, ça c’est mon postulat.
Alexis de Lancer, Les Décrypteurs
Si vous voulez une petite parenthèse intéressante: Radio-Canada c’est assez vaste, il y a plusieurs branches et on ne fonctionne pas toujours de la même façon. J’ai un de mes collègues de la radio de la chaîne ICI-Première qui a fait le choix d’interviewer Didier Raoult l’été dernier. Cette entrevue a fait grand bruit parce que, selon moi et selon notre avis aux Décrypteurs, cette entrevue n’a pas été menée de la bonne façon. C’est-à-dire qu’on a interviewé Didier Raoult comme si c’était n’importe quel spécialiste or ce n’est pas n’importe quel spécialiste. Il y a une approche particulière qui doit être privilégiée et elle n’a pas été privilégiée. Ca a causé énormément de remous, il y a même une plainte qui a été logée à l’ombudsman, qui a été blâmer mon collègue ainsi que la direction immédiate au-dessus de mon collègue. Bref vous voyez, on parle d’éducation aux médias face à la population mais les journalistes eux-mêmes je crois sont pas toujours bien outillés pour aborder la question de la désinformation dans l’intérêt public.
Guillaume : On rappelle simplement pour ceux pour qui la fonction porte un autre nom dans un autre pays : l’ombudsman c’est un médiateur public qui extérieur à votre entité qui a un pouvoir de conseils voire même parfois de sanctions sur plusieurs branches de la société, en l’occurrence sur les journalistes dans le cas présent.
Alexis : Ce qui est assez particulier dans notre cas, et ce que je déplore profondément, c’est vraiment dommage … On est la seule entité qui est strictement consacrée à la désinformation dans l’univers médiatique au Canada, en français tout du moins. Nulle part, il n’y a pas de médias privés ou publics ailleurs qui fait la même chose, je m’en désole. Les gens le font de façon un petit peu morcelée ou ponctuelle à gauche à droite mais plus on est mieux c’est. Alors c’est pour ça que nous on travaille souvent avec des gens qui font la même chose un peu partout, en France, en Belgique, dans la Francophonie et dans le monde anglophone également.
Nelly : C’est quand même assez particulier parce que vous avez une pluralité médiatique qui est quand même intéressante au Québec. Le fait que vous soyez les seuls à avoir une cellule de vérification de l’information montre qu’il y a encore du chemin à faire
Alexis : Il y a des collègues individuellement qui suivent, comme on dit ici, le beat de la désinformation. Je pense à Jean-François Cliche, journaliste scientifique. Il y a beaucoup, chez les journalistes scientifiques, certains qui ont développé un certaine réflexe face a la désinformation mais ils ne font pas que ça. Alors que nous, c’est la nature même du projet qui a été mis sur pied et on ne fait que ça.
Guillaume : Puisque que vous êtes les seuls sur le marché est-ce que ça veut dire que vous avez un succès de audiences faramineux au Québec et tout le monde vous regarde?
Alexis : Bien humblement, on est très contents de notre audience est en nette croissance depuis le tout début sur toutes les plateformes : à la télé sur une base hebdomadaire … J’ai oublié de dire aussi que notre site Web (j’en ai parlé un peu vaguement), sur la page Web des Décrypteurs, ce qu’on y fait, c’est qu’on publie énormément d’articles en lien avec nos dossiers plus étoffés. Des articles d’analyse, des articles où on fait de la vérification de faits un peu plus simplement et aussi des longs dossiers où on explique qu’est-ce que le phénomène Qanon, des choses comme ça … En plus de ça on est présent évidemment sur Facebook et compagnie.
Alors sur toutes les plateformes, on note niveau d’adhésion qui est de plus en plus important et je m’en réjouis. Je pense qu’on peut aller chercher plus de gens, plus de monde et éventuellement. Le problème est qu’on a beau être un réseau public, le réseau sur lequel on est diffusé, RDI qui est une filiale de Radio-Canada, est un réseau payant. Les gens doivent s’abonner pour avoir RDI à la maison. Alors que si on était sur la chaîne principale, ce que je souhaite, je lance dans l’univers ce souhait là, on sera accessible dans tous les foyers partout au Canada mais c’est pas le cas pour l’instant.
Guillaume : Mais votre site web reste accessible à tout le monde
Alexis : Oui ça c’est vrai le site Web comme tel accessible à tout le monde et dans toute la francophonie
Nelly : Comme vos audiences ont augmenté, que la lutte contre désinformation ne plaît pas forcément à tout le monde … Comme la confiance dans les médias a vacillé avec la crise du Covid, est-ce que vous avez eu aussi des détracteurs, des trolls comme on peut les appeler qui se sont attaqués à vous?
Alexis : C’est un le phénomène c’est surtout accentué avec l’avènement de la pandémie surtout je dirais dans la première moitié c’est-à-dire ce qui était chez nous la première et la deuxième vague, la deuxième vague particulièrement. On a logé des plaintes à la police pour des menaces de notre vie …
Heureusement cette étape-là, où les gens s’en prenaient directement à nous, à notre intégrité physique, elle est un peu révolue, derrière nous. Mais on reste encore la cible de trolls, de haine, de colère, d’incompréhension … Un exemple très concret :
On a un groupe Facebook actif depuis un certain temps, depuis un petit peu avant la pandémie. Il a pris énormément d’essor pendant la pandémie mais à un certain moment donné alors qu’on laissait les commentaires ouverts (on publiait des trucs et les gens venaient commenter en dessous) on s’est rendu compte que les commentaires étaient devenus, d’une part, un foyer de désinformation. Il y avait des gens qui avaient infiltré le groupe pour propager la désinformation. C’était devenu un foyer de haine, de colère incroyable. Alors on a été obligé, et je m’en désole, de fermer l’option commentaire sur notre groupe Facebook étant donné la polarisation extrême et tout ce que ça entraîne …
Alexis de Lancer, les Décrypteurs
C’est un des effets collatéraux de tout ça. Mais d’autre part c’est pas ce qui nous arrête. On continue malgré tout, malgré les trolls, malgré la haine et l’incompréhension. On est d’avis que de toute façon, toute cette haine est quoi qu’il en soit le fruit dans bien des cas de détresse profonde chez ces personnes. C’est des gens qui cherchent à répondre à des besoins tout à fait humains mais par des moyens qui sont à déplorer et on y peut rien.
Guillaume : Et qui vont répondre assez positivement à des explications plus simplistes du monde, blanc ou noir non seront donnés par les conspirationnistes
Alexis : Exactement. C’est plus rassurant de trouver un ou deux coupables que ce soit Soros ou n’importe qui d’autre que d’y voir un phénomène beaucoup plus complexe sur le plan sanitaire et médical.
Guillaume : Lorsque vous parliez tout à l’heure de l’état des lieux, du paysage de la vérification, de la lutte contre la désinformation au Québec, au Canada au sens large, vous déploriez le fait que vous étiez assez seuls. Et j’ai entendu des collaborations Outre-Atlantique. On aime bien demander à ceux qui luttent contre la désinformation dans ce podcast si la collaboration avec d’autres entités, d’autres médias est quelque chose qui les intéresse ou qui est pratiquée … Est-ce que c’est votre cas ? Est-ce que vous collaborez avec des Français, des Belges, des Suisses, des pays d’Afrique en langue française sur ces questions de désinformation ?
Alexis: Oui tout à fait. J’ai fait plusieurs entrevues avec des collègues en France et ailleurs … Des gens avec qui on a parlé assez souvent : Tristan Mendès France et Rudy (Reichstadt) de Conspiracy Watch. J’ai aussi parlé à des des chercheurs, des universitaires que ce soit en Belgique, Olivier Klein avec qui j’ai parlé à certaines reprises … et d’autres en France aussi pour comprendre les phénomènes tels qu’il se vit chez vous. J’ai plein d’autres noms qui m’échappent à l’instant de personnes qu’on a interviewées Outre-Atlantique. On a aussi établi un contact avec les Décodeurs du Monde où on avait discuté d’une possible collaboration ultérieure qui ne s’est pas encore matérialisée parce qu’il y’a quelque chose qui s’appelle une pandémie qui est venue un peu brouiller les cartes.
Mais bon on y compte bien et justement puisque la France on en parle, il y a ces élections qui approchent et on suit de très près ce qu’il passe en France car on voit que ce sont des vases communicants. C’est très intéressant. Autant le mouvement des Gilets Jaunes a eu des échos ici que d’autres, des éléments comme Qanon, ont été popularisé notamment parce qu’il y a des Québécois qui traduisaient les contenus et puis ça se propage en France. Mon collègue Jeff Yates a fait un petit article récemment pour analyser le fait que la «passe sanitaire» comme vous l’appelez chez vous est devenu ici partie du jargon de la complosphère québécoise. Parce qu’ils lisent beaucoup de contenu issus de la France et au lieu de dire le «passeport sanitaire» comme les gens et le gouvernement l’appellent ici, ils appellent ça la «passe sanitaire».
Et ça dénote à quel point il y a des connivences, des points de convergence entre les complosphères qu’elles soient françaises, belges, suisses, ou québécoises.
Guillaume : Et c’est vrai qu’on on a remarqué ça aussi : que la désinformation avait tendance à plus utiliser un bassin de langue qu’un bassin géographique. La langue est surtout le vecteur et la source d’inspiration pour répliquer quelque chose et le diffuser. Vous devez voir des désinformations françaises arriver au Québec et inversement.
Alexis: Tout à fait. Et non seulement des informations françaises mais des vedettes de la complosphère française deviennent des vedettes de la complosphère québécoise : Monsieur Perronne, Astrid Stuckelberger etc … Et vice versa, Alexis Cossette Trudel à une époque en France était suivi. Ce sont des produits d’exportation malheureusement qu’on aurait moins souhaité mais ces discours-là n’ont pas de frontières. Et puis je crois que c’est pour ça que les collaborations avec les médias, avec les chercheurs, spécialistes ailleurs sont tout à fait pertinentes mais incontournables
Nelly: Est-ce que, justement, vous travaillez en partenariat avec des chercheurs parce qu’il me semble que y’a quelques entités de recherche, notamment l’université de Montréal, qui s’étaient montées sur la désinformation?
Alexis : A l’université de Montréal, à McGill aussi qui en ce moment a un institut très intéressant qui a développé une cellule pour la période électorale dans laquelle on se trouve. L’université Concordia à travers un de ses chercheurs, Monsieur Argentino qui est un grand spécialiste de Qanon. Mais pas de façon institutionnelle si vous voulez, mais bien de personnes à personne. Ça nous est arrivé tête de faire appel à eux et vice-versa. Mes collègues et moi sommes souvent sollicités pour des conférences ou des entretiens dans des lieux, dans les universités ici aussi également
Nelly: Oui effectivement je pense que c’est important d’avoir plusieurs regards sur la lutte contre la désinformation, de savoir qu’on est qu’on est pas seul aussi à travailler. Et justement vous parliez tout à l’heure du fait que vous avez eu une augmentation de la haine dirigée contre l’équipe des Décrypteurs. Comment vous arrivez à garder une certaine motivation de l’équipe? Comment vous arrivez à garder votre travail à coeur et de vous lever le matin pour aller lutter contre les fausses infos, ou parfois on a un peu l’impression que c’est un coup dans l’eau ?
Alexis : Oui et on se le fait dire souvent : ce que vous faites ne sert à rien de toute façon. Regardez les messages, regardez la prolifération … C’est un peu démoralisant. Mon collègue Jeff Yates se plait à dire qu’on fait tous les jours la chronique de la dystopie, c’est un peu notre travail quotidien. Plusieurs éléments là-dedans justifieraient une certaine déprime.
Pour ce qui est des menaces et de tout ça, il faut savoir qu’on est une petite équipe. On était trois dans les deux premières années, on est quatre maintenant depuis un an et un peu plus … C’est tout simplement de s’en parler régulièrement, de veiller les uns sur les autres très concrètement. C’est vraiment un travail d’équipe de verbaliser ce qu’on ressent par rapport à tout ça sur une base quotidienne, le plus souvent possible.
Quant à cette image de l’épée dans l’eau, moi je suis un éternel optimiste je crois qu’on sème quand même quelque chose dans l’esprit de certaines personnes et je note aussi, et ça c’est ce qui garde-moi le le feu sacré intact, c’est la quantité incommensurable de courriels qu’on continue à recevoir
Guillaume : positifs ?
Alexis : Positifs dans 80% des cas. Parce que les trolls, ce n’est pas par courriel qu’ils nous contactent. Il y en a quelques uns mais c’est beaucoup plus sur les réseaux sociaux. Mais les courriels comme tels, les gens qui prennent la peine de nous écrire pour nous poser des questions, pour suggérer des contenus pour qu’on les regarde de plus près ou pour nous faire part de leur désarroi face a un père, une mère, un frère, une sœur, un ami qui a basculé dans cet univers là … Tout ça me dit que ce qu’on fait pertinent. Et puis on en a reçu beaucoup.
On a eu des gens qui sont venus pendant la pandémie analyser un peu ce qu’on faisait. Ils avaient analysé avec toute sorte d’outils quantitativement et qualitativement nos courriels pendant les premiers mois de la pandémie. C’est très intéressant de voir l’évolution en terme de volume de courriels mais aussi qualitativement la pertinence au sens large de ces courriels.
Si on veut parler de notre façon de travailler aux Décrypteurs c’est celle-là, il y a deux éléments qu’on regarde. Si on voit un élément de désinformation passer, il faut qu’il y a un certain seuil de viralité autrement on n’en parle pas. On veut donner de l’importance à quelque chose qui circule pas beaucoup ou très peu sur le web. Si on voit qu’il y a un certain niveau de viralité à partir d’un certain seuil grâce à d’outils dont on dispose, on va dire que c’est d’intérêt public. Il faut en parler. L’autre élément qui fait en sorte qu’on s’attarde sur un sujet par rapport à un autre, c’est les courriels qu’on reçoit. Les gens sont nos yeux et nos oreilles sur les réseaux sociaux, des sentinelles qui nous aident et qui voient des trucs passer et que nous les signales parce qu’on peut pas tout voir passer à nous quatre tout simplement.
Nelly : Vous entamez la troisième saison télévisée des Décrypteurs, mais qui existe depuis plus longtemps sur Internet. Vous avez vécu une pandémie, vous avez vécu la désinformation à l’ère Trump. Comment vous voyez maintenant l’évolution de la désinformation et de la lutte contre la désinformation dans les mois, les années à venir ? Quelle forme ça peut prendre pour vous?
Alexis : Quelle forme ça peut prendre … D’une part, bien malin celui qui peut prévoir ce qu’il va se produire.
Ce qui est sûr et certain, si on prend un angle parmi tant d’autres pour répondre à cette question c’est ce qu’on appelle deplatforming, le fait qu’on retire de certaines plateformes certains vecteurs de désinformation … Par exemple Alexis Cossette Trudel qui a perdu son compte Twitter la semaine dernière, il y a quelques mois son compte YouTube, ces gens-là migrent vers d’autres plateformes. Des plateformes qui sont parfois chiffrées, ou en tout cas dans des groupes qui sont difficiles d’accès. Alors le degré de difficulté est là je crois. C’est que les gens de plus en plus se réfugient dans les plateformes plus hermétiques, plus difficiles pour nous de monitorer -c’est un anglicisme mais vous me permettrez son emploi- Alors ça c’est un degré de difficulté qui s’ajoute.
Et on l’a vu récemment, Justin Trudeau qui était en campagne électorale depuis quelques semaines, quelques jours, il est sur le terrain. Il a dû annuler certains événements publics parce que sa sécurité est en jeu, parce qu’il y a énormément de manifestants qui s’organisent sur Telegram des choses comme ça. Ils ne sont plus nécessairement sur les grandes plateformes Facebook et compagnie donc le défi est de suivre cette désinformation là où elle se trouve. Je pourrai prendre pour exemple le Brésil dont une des principales plateformes utilisés pour propager de la désinfo et puis pour organiser la radicalisation qui s’en suit c’est WhatsApp. On parle d’autres outils qui exigent d’autres moyens pour les analyser et les ausculter. C’est un défi auquel on fait face.
Et l’autre, je viens de le nommer c’est la radicalisation : on se faisait souvent dire au début de la pandémie par nos collègues dans la salle des nouvelles «mais pourquoi vous parlez de ces gens là ? Pourquoi vous parlez de ces illuminés ? De ce qu’ils disent, ce qu’ils font, à quoi bon ? » Et là on voit que les gens réalisent que si on laisser ça aller peu trop, si on s’attarde pas au phénomène mais on va se dire tout à fait surpris de voir qu’il y a un groupuscule qui se radicalise davantage. Alors plus on les comprend en amont, plus on établit un dialogue en amont, plus on s’attarde à ce phénomène de façon intelligente en amont, plus on réagit mieux quand viennent les étapes de radicalisation parce que ces gens là se radicalisent.
Guillaume : J’ai l’impression que c’est vraiment un point sur lequel vous insistez beaucoup. Quand on regarde les contenus publiés sur votre site, quand on vous entend parler aussi c’est : les gens qui sont susceptibles à la désinformation ne sont pas irrécupérables comme certains pourraient le penser. On a tous été confrontés, peut-être parmi nos proches à l’oncle conspirationniste, ou à des choses comme ça. On se dit qu’il y a pas grand-chose à faire, je ne vais pas perdre mon temps à essayer de le faire … Vous vous mettez les pieds dans le plat et vous dites que si, on va vous aider à le faire et on va vous donner des méthodes pour essayer de ramener finalement ces gens à une certaine forme de réalité.
Alexis : À quoi bon sinon. Il faut tout du moins essayer. Il faut tout du moins faire en sorte que collectivement, on soit plus sensible à cette réalité, mieux outillé pour y faire face.
Je crois que dans cette effort collectif, si les Décrypteurs on peut humblement faire notre part, on va le faire. On va le faire avec le plus d’humilité, d’honnêteté possible et de respect aussi envers ces personnes qui, quoi qu’on en dise, font partie de notre société
Alexis de Lancer
Guillaume : Est-ce que vous êtes en train de négocier pour l’avenir des Décrypteurs un passage sur une chaîne en clair et gratuite ?
Alexis : Je ne vous cacherai pas le fait que j’ai déjà exprimé ce souhait à mes patrons mais c’est hors de mon contrôle. Je crois en fait que tous les diffuseurs publics, que ce soit en France ou ailleurs, devraient se doter d’une unité comme la nôtre. C’est en droite ligne avec la mission d’un diffuseur public, entre autre, de pédagogie, de s’assurer d’un certains nombre de choses dans l’écosystème actuel. Peut-être qu’une entité privée aurait moins intérêt à le faire mais bref je sais pas. Pour un diffuseur public je crois qu’en 2021 et pour les années à venir c’est incontournable. Il faut, il nous faut absolument procéder à ce genre de choses.
Guillaume : Très bien. C’est ce qu’on retient de cet entretien : avoir une cellule à l’intérieur, non seulement pour éclairer le public mais aussi les collègues journalistes qui parfois en ont encore besoin, c’est ce que vous avez exprimé dans ce podcast-là. Et puis persister, persister encore, ne pas se laisser décourager par ce qui peut ressembler parfois à un tsunami de désinformation. Merci Alexis de Lancer d’avoir fait partie de ce podcast
Alexis : Ne perdons pas la foi. Allez, au revoir.