On a souvent tendance à associer francophonie aux locuteurs de la langue française, mais dans le cadre de l’Organisation Internationale de la Francophonie et ses 88 pays, la Francophonie se caractérise aussi par le plurilinguisme de la majorité des locuteurs qui peuplent son espace.
Or les fausses-nouvelles se diffusent aussi en langue locale, notamment à l’oral.
Aliou Diallo est journaliste à BenbereVerif (Mali), Sally Bilaly Sow, membre de GuinéeCheck (Guinée). Quant à Nadine Kampire, elle est coordinatrice d’Afia Amani Grands Lacs (République Démocratique du Congo). Leurs trois initiatives rassemblées diffusent des contenus vérifiant des faits ou luttant contre la désinformation en dix langues différentes -sans l’anglais. Une nécessité, quand on sait à quel point les fausses-nouvelles en langue non anglaise prolifèrent, notamment sur les réseaux sociaux.
Il est une technique utilisée aussi bien par les diffuseurs d’infox que les vérificateurs de fait : la traduction. Ceux qui propagent des fausses informations (volontairement ou involontairement) utilisent souvent les langues locales pour atteindre un public plus large et plus vulnérable, en traduisant du contenu, comme l’explique Nadine Kampire : « On devrait d’abord comprendre que dans la région des Grands Lacs, [dans laquelle diffuse Afia Amani Grands Lacs, ndlr] les langues les plus parlées sont le Swahili, le Kinyarwanda, le Kirundi, un peu de Lingala. Ces derniers temps, on voit que c’est basé sur le contexte de la guerre entre le M23 et l’armée congolaise. Vous comprenez que le plus grand nombre de fake-news se trouve à l’est de la RDC, au Rwanda et au Rwanda aussi. Et donc, les fake-news qui se diffusent, les langues utilisées souvent sont le Kiswahili et le Kinyarwanda, mais aussi du côté Burundi qui est frontalier au sud Kivu, en RDC, on utilise plus le Kirundi.»
En fait, cette désinformation à travers l’utilisation des langues locales crée une sorte de légitimité au niveau de cette désinformation : la personne s’adresse dans une langue qui est commune, qui est familière, parce qu’on estime que là, on entend tout ce que la personne, est en train de dire.
Sally Bilaly Sow, GuinéeCheck
Ainsi, nos trois invités ont été rapidement confrontés à la nécessité de diversifier leur langue d’expression -ce qui requiert plus de travail et de main d’oeuvre. À Afia Amani Grands Lacs, les journalistes produisent « d’abord l’information en français. Ensuite, en Kinyarwanda, Kiswahili et Kirundi. D’abord, il y a des informations collectées au Rwanda, qui sont soit en Kinyarwanda ou en anglais. Les informations collectées au Burundi, en Kirundi. Donc nous traduisons pour ces trois langues, pour essayer de les dispatcher dans leur pays, pour que les communautés de différents pays qui ne parlent pas l’anglais ou le français puissent avoir accès à ces informations. »
Selon différentes études (1, 2), plus de 2000 langues sont parlées sur le continent africain. En Afrique plus qu’ailleurs donc, les journalistes doivent donc être capables de travailler dans différentes langues pour pouvoir détecter et contrer la désinformation. A Benbere, « l’équipe qui s’occupe de la vérification, de la lutte contre la désinformation est composée de telle sorte qu’on a les quatre langues dans lesquelles on travaille. On a des gens qui parlent très bien toutes ces langues-là, que ce soit le Bamanankan, que pratiquement tout le monde parle. Moi, [Aliou Diallo, ndlr] je parle Peul, on a une personne qui parle dogon, on a une personne qui parle . Donc, c’est là qu’on peut traiter ces demandes de vérification venant parfois des personnes qui sont vraiment installées dans les localités très très éloignées des centres urbains. » Traduire dans d’autres langues permet aussi de toucher des communautés plus éloignées géographiquement.
Les intervenants ont également souligné l’importance de la collaboration entre les médias locaux, les leaders d’opinions, les influenceurs et les vérificateurs de faits pour lutter contre la désinformation. Sally Bilaly Sow de GuinéeCheck insiste sur l’importance d’avoir « des collaborations avec des médias locaux, des radios locales, avec des télévisions locales. Nous avons des collaborations avec des médias en ligne.»
Cette collaboration est essentielle pour atteindre le public local, plus éloigné et plus vulnérable aux fausses informations. Comment concrètement cette collaboration prend forme ? « En faisant des tutoriels dans les langues locales, mais aussi et surtout en utilisant ce qu’on appelle les influenceurs, […] des groupes Facebook où on a des milliers d’abonnés, des groupes WhatsApp, des groupes Telegram c’est indispensable d’utiliser ces personnes et les langues locales afin de pouvoir toucher d’autres cibles. » L’utilisation de l’oral et des vidéos est aussi privilégiée : « il y a une grande majorité de la population qui est oubliée à travers ce que nous faisons. En Guinée, le taux d’analphabétisme est très élevé »
Comme l‘a souligné Africa Check récemment, les élections sont souvent des périodes particulièrement propices à la propagation de la désinformation. Les journalistes et les vérificateurs de faits doivent donc redoubler de vigilance à ces moments. Les techniques utilisées pour propager la désinformation évoluent constamment. L’utilisation de l’intelligence artificielle pour générer du contenu est un exemple de cette évolution. Nos invités affirment que l’utilisation de l’intelligence artificielle pour propager la désinformation n’est pas encore répandue en Afrique, mais ils s’en inquiète. Est-ce vraiment une nécessité pour les propagateurs d’infox ? Aliou Diallo indique que « le type de contenu dans ce sens qu’on a vu, c’est que vraiment fabriqué de façon artisanale. Mais avec très prochainement des élections, des échéances électorales, et un pays qui vit dans une tradition avec beaucoup de défis au niveau sécuritaire, au niveau sanitaire et au niveau politique, c’est clairement le prochain défi face auquel il faut apporter des solutions très rapidement. »
Sally Bilaly Sow renchérit : « en Guinée, moi aussi, ce que nous craignons beaucoup plus, c’est […] l’intégrité des prochaines élections que nous allons avoir en Guinée face à ce phénomène de la désinformation. Parce que nous avons vu, même dans les plus grandes démocraties, l’intrusion en fait dans les processus électoraux. C’est un défi majeur. Imaginez des pays moins avancés technologiquement. Avec les nouvelles technologies, notamment avec l’intelligence artificielle, avec tous ces développements auxquels nous assistons, les prochaines élections avec des objectifs et des candidats qui ont des objectifs très différents. Et avec aussi la diplomatie d’influence, mais aussi les opérations d’influence, notamment par certaines puissances.» (Sally Bilaly Sow).
Il conclut : « nous, en tant que vérificateur, en tant qu’acteur de la lutte contre la désinformation et des opérations sémantiques, nous avons un véritable défi et je pense que relever ce défi, ça commence dès maintenant pour pouvoir véritablement anticiper sur certaines actions qui risquent de créer des choses non souhaitables dans nos différents pays.»
Rejoignez les membres de l’ODIL et l'opportunité de prendre connaissance des autres initiatives de vérification et pourquoi pas de nouer de nouveaux liens !
En savoir plus