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Les contradictions des politiques d’EMI au sein d’un système éducatif français centralisé

par Sophie Jehel/Nolwenn Trehondart

Dans cette contribution, située dans l’axe « Politiques éducatives » de l’appel, nous proposons de nous appuyer sur une enquête menée en 2022 auprès du département français de Haute-Savoie concernant les actions menées sur son territoire en matière d’éducation aux médias et à l’information (EMI). Nous en tirons des enseignements quant aux difficultés que rencontre le déploiement de l’EMI dans le système scolaire français centralisé et proposons des pistes d’action.

1. Présentation de l’enquête de terrain

Dans le cadre de l’enquête (janvier-avril 2022), nous avons organisé 10 focus groupes avec des professionnels de l’EMI (responsables politiques et associatifs, enseignants, N=25), complétés par des entretiens individuels (N=8) ainsi que 4 focus groupes avec des adolescents (N= 28). Nous souhaitions comprendre les initiatives mises en œuvre par le tissu d’acteurs locaux et leurs conditions d’exercice (thématiques traitées, perception des enjeux, réussites et obstacles rencontrés), afin de trouver des pistes pour en élargir le déploiement. L’une des actions-phares du département a consisté dans le financement de résidences de journalistes en milieu scolaire avec l’aide de fonds européens. Nous avons pu recueillir le point de vue des enseignants et des collégiens sur l’apport de ces résidences et la manière dont les journalistes peuvent, en tant qu’acteurs spécifiques de l’EMI, extérieurs à l’institution, y jouer un rôle. Si les pouvoirs locaux sont épaulés par une floraison d’acteurs s’emparant des enjeux de l’EMI, dans et hors l’école, notre enquête met en lumière le sentiment de méconnaissance de la diversité des actions menées et un besoin de coordination.

Notre cadre théorique s’appuie sur une volonté d’aborder, par les acteurs de « terrain », le fonctionnement des activités en EMI, selon une approche ancrée en sciences de l’information et de la communication.

2. Le développement de l’EMI rend nécessaire la coopération entre différents acteurs

Le système éducatif français est centralisé, reposant sur un contrôle hiérarchique des professionnels et des programmes définis au niveau national. L’avantage d’une telle centralisation est qu’au regard d’autres pays européens, la France a, depuis 2006, intégré l’éducation aux médias au curriculum français et proposé des ressources faciles d’accès grâce à la mise à disposition de plateformes éducatives par le ministère de l’Éducation nationale. En 2013, la reprise de l’appellation de l’UNESCO – éducation aux médias et à l’information (EMI) – dans les textes officiels a permis que soit pensé le rôle des professeurs documentalistes qui peuvent plus facilement intégrer l’EMI par l’entrée informationnelle. Deux risques affleurent dans cette conception :

Le premier est de rabattre l’EMI uniquement sur l’information, et conséquemment la désinformation. Les appels à projets en recherche ces dernières années se sont focalisés sur la lutte contre les « fake news » ; or le champ de recherche en EMI est bien plus vaste. Cela est d’autant plus évident si on analyse les consommations médiatiques des jeunes. Le second risque serait un désinvestissement des enseignants des autres disciplines, qui estiment que l’EMI est déjà prise en charge par leurs collègues professeurs documentalistes ou qui s’en remettent à des acteurs extérieurs (comme les journalistes), considérés comme plus légitimes en tant que professionnels des médias et de l’information.

La vision très bonapartiste de l’organisation éducative rend peu lisible les innovations pédagogiques bottom-up, autrement dit le retour d’expériences. Or, celui-ci est d’autant plus crucial que l’enseignement de l’EMI s’effectue de manière transverse : tous les enseignants sont en effet encouragés à l’aborder dans le cadre de leurs disciplines. Connaitre la diversité des initiatives possibles permettrait sans doute de dépasser les appréhensions naturelles que partagent bon nombre de professeurs. Impliquer les journalistes, tout comme les associations reconnues dans le domaine de l’EMI, apporte aussi une vivification des scénarios pédagogiques, comme nous l’avons éprouvé sur notre terrain, mais nécessite une meilleure réflexion en amont sur le rôle de l’enseignant comme co-intervenant aux côtés du professionnel des médias.

À l’école, la réalité de l’EMI repose sur une forte implication locale, comme l’illustre l’exemple des résidences journalistiques (Voir aussi les analyses d’Agnès Van Zanten (2021) quant au rôle des collectivités locales dans le système éducatif.) et le recrutement des intervenants, souvent le fruit de relations interpersonnelles. En dehors de l’école, l’État encourage aussi des modalités d’EMI dans le cadre de l’éducation populaire ou du suivi des jeunes vulnérables. Des initiatives nombreuses sont prises dans le secteur associatif, soutenues par différents ministères (Jeunesse, Culture, Justice, Intérieur) pour toucher les jeunes en difficulté ou en rupture scolaire. Certaines associations éducatives n’ont cependant pas encore élaboré de stratégies claires et cohérentes dans leurs usages du numérique avec les jeunes et leur dimension éducative, ce qui amène les équipes à prendre des initiatives sans toujours avoir été complètement formées. Là encore, l’approche par les outils domine, avec la mise à disposition de banques de ressources pédagogiques, d’outils numériques, de jeux… Les thèmes qui entretiennent les plus grandes inquiétudes des politiques dominent, comme celui de la désinformation, de plus en plus rejoint par celui de l’« addiction aux écrans », laissant peu de place aux autres problématiques.

La lisibilité de l’ensemble de ces actions reste faible et la constellation d’activités autour de l’EMI en France, certes foisonnante, aide, finalement, assez peu le corps enseignant, et éducatif au sens large, à s’en emparer pour renouveler ses pratiques pédagogiques.

3. Freins à la coopération et pistes de recommandations

Si des projets locaux se développent comme celui que nous avons étudié (De nombreux départements et régions se sont investis dans des actions en EMI, notamment les Hauts-de-France, la Normandie, l’Alsace, auxquelles en tant que chercheurs au Cemti et au CREM, nous sommes associés.), notamment en nous appuyant sur des fonds européens, leur réplication afin de bénéficier à l’ensemble des jeunes continue à poser problème, malgré l’engagement des instances politiques de déclarer l’urgence de l’EMI. La possibilité de développer des projets d’envergure pérennes se heurte à la concurrence et au manque de dialogue entre les différents acteurs de terrain : notre enquête montre en effet une conception de l’EMI en « silo », éparpillée, avec des initiatives institutionnelles parfois redondantes et rivales, des acteurs associatifs et indépendants n’ayant pas de vision des actions menées à l’échelle d’un territoire et dont ils pourraient s’inspirer.

La coopération entre les instances de l’Éducation nationale et le département ne va pas de soi : elle demande négociations et autorisations pour s’accorder sur les prérogatives (Ferhat, 2021). La coopération entre les enseignants et les professionnels susceptibles de les aider à diversifier les activités en EMI nécessite également une négociation des rôles. Dans l’enquête que nous avons menée, nous avons observé la mobilisation d’un noyau dur d’enseignants impliqués, et, tout particulièrement, des professeurs-documentalistes qui assurent un rôle informel de coordination. Cette répartition des rôles se heurte toutefois à de nombreux freins rendant instable toute initiative pérenne : taille de l’établissement et contraintes organisationnelles, rigidité des emplois du temps, méconnaissance de l’EMI et absence de formation de certains enseignants, difficultés à relier ses principales thématiques aux programmes disciplinaires, voire, dans certains cas, manque de soutien de la direction de l’établissement. Des choix politiques (nationaux, mais aussi européens) amènent par ailleurs à privilégier certains sujets alors qu’il serait pertinent de « banaliser » et de généraliser l’EMI pour la rendre plus efficace et l’adapter aux spécificités des contextes locaux.

Cette enquête nous a également conduits à formuler des pistes de réflexion et des recommandations en termes de formation des acteurs, d’élargissement des thématiques, d’implication des personnels de l’Éducation nationale et d’élargissement des coopérations à l’ensemble des acteurs du secteur de la culture.

4. Les pistes de recommandation

La formation systématique des futurs enseignants nous paraît un préalable indispensable à une meilleure intégration de l’EMI dans les salles de classe. La formation continue doit être une priorité pour que les enseignants déjà chevronnés puissent enrichir leur dispositif pédagogique. Sur le terrain, cela passe par une plus grande reconnaissance institutionnelle et hiérarchique des actions mises en place. Les professeurs documentalistes ont besoin d’un volume horaire plus conséquent pour mener à bien un travail de coordination au sein des équipes pédagogiques de leur établissement. La diversification des intervenants (demandée à la fois par les élèves, les enseignants et les acteurs de l’EMI), qu’ils soient chercheurs, journalistes, réalisateurs, documentaristes, créateurs de contenus professionnels, artistes, permettrait par ailleurs de refléter davantage les aspects multidimensionnels que recouvre l’EMI (culture numérique, éducation à l’image, création de médias…), et de dépasser les réalités locales en ouvrant la réflexion sur des thématiques ouvertes sur le monde. L’enquête montre également la nécessité de disposer de moyens supplémentaires, afin d’insérer l’EMI dans des actions pérennes : les résidences de journalistes les plus plébiscitées se démarquent par leur régularité et leur caractère intensif qui assure une meilleure prise de conscience par les élèves de l’intérêt de leur investissement.

Face au foisonnement des activités menées, des besoins de mise en visibilité de l’offre, de structuration et d’une plus grande concertation entre acteurs se font sentir. Ils doivent s’accompagner d’une politique active d’évaluation et de légitimation des actions, des initiatives et des ressources proposées, par exemple sous la forme d’une cartographie d’acteurs, présentant leurs compétences, leurs spécificités, leurs coopérations et un portfolio de leurs projets.

La réflexivité des plus jeunes ne peut se développer que si des espaces de discussion entre pairs et sous la houlette d’un encadrant, y sont dédiés. Les expériences de terrain montrent à quel point ces derniers sont demandeurs d’échanges autour de leurs pratiques. Mettre en mots leurs expériences individuelles permet un savoir ancré dans des pratiques, le développement d’une culture de l’interprétation et une sensibilité accrue aux opportunités et aux risques liés aux médias et au numérique, ainsi qu’aux moyens d’y faire face collectivement.

La valorisation du vaste champ de l’EMI doit dépasser les seules questions liées à l’information. Les pratiques et consommation médiatiques des plus jeunes indiquent en effet le poids des pratiques numériques, qu’elles soient d’information, de communication et de divertissement. La création de passerelles entre contenus disciplinaires et contenus liés à l’EMI permettrait de valoriser cette dimension créative et multifacettes. Pour être au plus proche du réel des jeunes, l’enseignement de l’EMI devrait intégrer :

  • l’acculturation au fonctionnement des plateformes et réseaux socio numériques, en abordant les questions liées à la vie privée et sa protection ; les jeunes ont besoin d’acquérir des connaissances juridiques en lien avec le droit à l’image, le droit de la presse et de la diffamation ou encore le droit d’auteur. Il convient d’ouvrir la compréhension du fonctionnement des plateformes numériques, de leurs régulations, des droits des utilisateurs et des moyens d’inciter les adolescents à des formes de distanciation du numérique (ou d’usage « raisonnable »), sans se livrer à des pratiques de surveillances intensives, potentiellement contradictoires avec les droits de l’enfant.
  • la mise en œuvre de démarches créatives qui permettent par une approche pragmatique learning by doing, de comprendre les écosystèmes numériques et de développer l’« empowerment » par une appropriation des médias, qui favorise la réflexivité sur les pratiques (journaux, podcasts, écritures numériques, productions audiovisuelles). Cette recommandation rejoint l’avis du Conseil économique, social et environnemental qui préconise un plan systématisant la création de médias – journal web-radio, télévision, etc. – par et pour les jeunes ou la mise en place d’un événement lié à l’éducation aux médias et à l’information, organisé avec les élèves, dans chaque établissement scolaire et universitaire ;
  • le développement d’activités réflexives fondées sur le décodage et l’interprétation des messages médiatiques. Ce travail est notamment essentiel en ce qui concerne la réception des images, et, plus particulièrement, celles qui font obstacle à la pensée et à la prise de distance par leur contenu violent, sexuel ou haineux. Les plateformes ont transformé la réception des images en injonction à la participation, au partage, à l’expression publique. Nous préconisons le développement d’une culture de l’interprétation en contexte médiatique, qui s’appuie sur la compréhension des filtres socio-culturels et émotionnels qui influencent le rapport aux images.

L’EMI tout au long de la vie demeure un chantier en construction, alors qu’il s’agit d’une question socialement vive pour l’ensemble des publics, les jeunes certes, mais aussi les personnes les plus âgées qui peuvent avoir un certain nombre de fragilités, dont l’accès à l’information et à la discrimination des sources n’est pas des moindres.

Pour prendre en compte à la fois la richesse de l’EMI et la diversité des publics, il faut également penser la place de la recherche, peu ou insuffisamment connue des acteurs de terrain, et cela passe aussi par des appels à projets plus diversifiés que ce qui a été observé ces dernières années. L’articulation de l’EMI avec notamment les laboratoires et unités de formation en sciences de l’information et de la communication est encore trop faible. Le rôle des Inspé (établissements de formation des enseignants, en France) dans le déploiement de l’EMI pourrait également être mieux valorisé, en favorisant la création d’équipes d’enseignants-chercheurs issus de disciplines variées et travaillant en collaboration avec les formateurs et les futurs enseignants. Ces derniers se montrent intéressés par l’acquisition de démarches de recherche permettant d’allier pratique et théorie. L’initiation à la mise en œuvre d’expérimentations pédagogiques autour de l’EMI favorise le renouvellement des approches pédagogiques. Afin qu’ils s’approprient leur rôle et s’autorisent à trouver leur place aux côtés des autres intervenants, parfois considérés comme plus légitimes, il est important que soient multipliées les actions en recherche-formation afin de faciliter ce travail d’appropriation des résultats de la recherche et leur transposition et mise en œuvre didactique.

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