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Éducation aux médias et à l’information et pratiques informationnelles en Afrique francophone

par Blaise-Pascal Andzongo

Quelques organisations de la société civile militent en faveur de l’éducation aux médias et à l’information (ÉMI) en Afrique francophone. C’est le cas de l’association camerounaise d’éducation aux médias (EDUK-MEDIA), des Bénévoles de l’EMI en Côte d’Ivoire et d’Educommunicafrik au Burkina Faso, qui proposent des formations en EMI à plusieurs organisations de jeunesse. L’article analyse l’efficacité de ces formations au Burundi, au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso.

Introduction

Protéger nos institutions et nos démocraties des effets pervers de la désinformation est devenu l’un des plus gros challenges du présent siècle (Commission Européenne, 2019). Son émergence est soutenue par la forte pénétration d’Internet et des médias sociaux. Les plateformes des réseaux sociaux numériques ont été identifiées comme participant à l’accentuation de la désinformation. Elles favorisent une liberté sans limite de production de contenus et utilisent l’intelligence artificielle pour produire et recommander les publications fausses (Poullet & Ruffo de Calabre, 2021). Ces plateformes sont de plus en plus utilisées comme sources d’informations à cause de la forte méfiance vis-à-vis des médias traditionnels et des institutions étatiques (Rozanov, Kharlamova & Shirshikov, 2021)

En Afrique particulièrement, la désinformation trouve des terrains fertiles. Les nombreuses crises qui y sévissent (sécuritaires, sanitaires, politiques et socio- économiques), favorisent des intentions de manipulations. Quand un conflit émerge, la désinformation est systématiquement déployée comme arme et les réseaux sociaux sont particulièrement mis à contribution pour diffuser des rumeurs, la propagande, semant ainsi le trouble dans l’esprit des individus (Andzongo et al., 2022).

Certaines stratégies adoptées aux niveaux des États et organisations internationales semblent ne pas empêcher la progression de la désinformation. La méthode du fact- checking, par exemple, a des effets très limités du fait que certains biais poussent à rejeter l’information vérifiée (Laurent Bigot, 2019). Cependant, l’éducation aux médias et à l’information (ÉMI) semble être la plus plébiscitée. Ainsi, l’Assemblée générale des Nations Unies dans la résolution 49/21 (Résolution adoptée par le Conseil des Droits Humains de l’Assemblée générale des Nations Unies le 1er avril 2022 49/21. Role of States in countering the negative impact of disinformation on the enjoyment and realization of human rights, 4 pages) adoptée en avril 2022 portant sur le rôle des Etats dans la lutte contre la désinformation en a fait une priorité.

1. Cadre théorique

L’ÉMI se rapporte à une approche qui vise à développer l’esprit critique des consommateurs et des producteurs de contenus médiatiques. Selon Divina Frau Meigs (CLOM Désinformation Pas à Pas, 2021)(CLOM est la traduction de MOOC. Ceci renvoie à des Cours libres Ouverts et Massifs.), l’ÉMI donne les clés pour, non seulement une liberté d’expression responsable, mais aussi pour le développement des savoirs et compétences dans l’usage des médias et du numérique.

L’ÉMI est plus que d’actualité de nos jours car les pratiques informationnelles actuelles des internautes semblent se désolidariser des logiques anciennes qui mettaient le professionnel de l’information au cœur de la production des contenus. Selon Latzo- Toth, Pastinelli et Gallant (2017) la notion de « pratiques informationnelles » renvoie « aux manières de s’informer des individus, mais aussi aux pratiques consistant à disséminer cette information ». Jeanneret (2008) atteste par ailleurs que ces pratiques sont enrichies et se transforment au fur et à mesure du temps à partir d’une construction dynamique entre la technique et le social, puisque les technologies sont des objets socialement partagés. Pour Anne Cordier (2021), les nouveaux formats de recherche et de partage d’informations adoptés par les jeunes « mettent à l’épreuve leurs compétences critiques de traitement et d’analyse de l’information » (P.1).

Transformer les pratiques informationnelles pour résister à la désinformation est donc un challenge quotidien. C’est dans ce sens que des initiatives se sont mises en place en Afrique francophone pour promouvoir l’ÉMI chez les jeunes, des professionnels des médias ainsi que des organisations de jeunesse. La présente étude vise à décrire ces organisations, leurs activités dans la lutte contre la désinformation à travers l’ÉMI, mais également de savoir si ces activités influencent les pratiques informationnelles des participants.

2. Présentation de l’enquête

Cette étude a adopté un devis qualitatif et s’est déroulée sous forme d’entretien semi- directif en ligne. La première partie de l’enquête a visé les formateurs de trois organisations qui utilisent l’ÉMI dans leurs activités. La seconde partie a concerné les participants aux récentes formations en EMI (moins de 6 mois pour activer les souvenirs des comportements avant la formation). Ceux-ci sont à la tête d’organisations qui n’avaient jamais mené des activités en rapport avec l’ÉMI avant la formation. Ces critères permettaient d’évaluer l’impact direct sur leurs pratiques informationnelles et l’impact indirect sur la transformation de leurs organisations. Au total, 8 participants ont été retenus à raison de 2 par pays (Cameroun, Côte d’Ivoire, Burkina Faso et Burundi).

Les participants ont été invités à participer à une entrevue par WhatsApp car ils étaient dans des villes ou pays très éloignés au moment de l’enquête. L’enquêteur enregistrait la question par audio et ils étaient invités à répondre également par audio afin que les réponses soient sauvegardées. Les entretiens ont duré en moyenne 10 à 15 minutes.

Pour les participants formateurs, la principale question concernait l’approche globale qu’ils adoptaient pendant la formation. Quant au guide utilisé pendant les interviews des participants formés, il a été construit à partir des compétences informationnelles répertoriées par Divina Frau-Meigs dans le CLOM « désinformation pas à pas ». Il a été demandé à ceux-ci de dire ce qui avait changé dans leurs comportements informationnels après la formation. Pendant l’entretien, des relances ont été faites en ce qui concerne leurs sources d’informations, le partage des informations et leur appropriation des médias et des informations. Une question concernait également l’impact des formations reçues sur leurs organisations respectives.

Les entretiens ont été analysés individuellement suivant la grille d’analyse préétablie. Après que les entretiens aient été retranscrits, ils ont été analysés suivant la méthode de l’analyse de contenu thématique. Les verbatims pertinents ont été classés dans les catégories d’analyse.

3. Résultats

a) Les acteurs de la formation en éducation aux médias et à l’information en Afrique francophone

Bien que le domaine de l’ÉMI soit nouveau et semble ne pas être clairement appréhendé du fait de la rareté des outils et de financements, quelques organisations en Afrique francophone en ont fait leur principal domaine de définition.

En Côte d’Ivoire, les Bénévoles de l’éducation aux médias (BEMI) ont opté pour la sensibilisation des jeunes dans les établissements universitaires. Pour comprendre l’objectif visé par ce choix, l’un des formateurs précise que : « Les activités visent à mettre sur pied des clubs universitaires d’ÉMI autonomes qui vont eux-mêmes mener des activités de lutte contre la désinformation à travers les formations qu’ils auront reçues de nous ».

Au Cameroun, l’association camerounaise d’éducation aux médias (EDUK-MEDIA) s’est orientée vers la formation des organisations de jeunesse dans la lutte contre les fausses informations qui alimentent les crises sécuritaires au Cameroun. Elle a produit un manuel de formation qui lui a permis d’outiller les leaders d’organisations au Cameroun, au Burundi, en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso dans le cadre de projets internationaux. « L’idée est de pousser les organisations à insérer l’ÉMI dans leurs plans d’actions, cela permettra qu’elles réalisent régulièrement des activités dans ce domaine, car toute organisation a besoin de maîtriser l’information et les médias pour survivre », déclare l’un des formateurs de cette organisation.

L’instabilité politique et sécuritaire au Burkina Faso constitue l’un des motifs pour lesquels EducommunicAfrik a débuté ses activités de lutte contre la désinformation. Elle a conçu 2 manuels d’ÉMI pour lutter contre les troubles de l’information et la désinformation en temps de pandémie. Ces manuels ont permis d’organiser des ateliers de formation des formateurs. « Nous formons des jeunes qui vont à leur tour aller former d’autres jeunes dans les communautés que nous ne pouvons atteindre » affirme l’un des formateurs.

b) Influence des formations en ÉMI sur les pratiques informationnelles des participants

• Sources d’informations

Les participants affirment en majorité (6 sur 8) avoir eu, avant la formation, pour principales sources d’informations les réseaux sociaux. La plateforme des réseaux sociaux Facebook était la plus utilisée. La télévision, la radio et la presse écrite étaient respectivement placées en deuxième, troisième et quatrième position parmi les médias utilisés pour s’informer. Comme l’a signalé l’une des personnes interviewées, « La formation m’a poussé à m’intéresser au journal télévisé, moi qui ne le regardais plus depuis que j’avais installé Facebook ».

La méfiance envers les médias traditionnels et les informations données par les autorités est apparue comme le principal motif d’adoption des réseaux sociaux comme médias d’informations. Cependant, selon l’un des participants, la formation a permis « l’ouverture d’esprit », et de savoir que « les réseaux sociaux ne doivent pas être considérés comme des sources d’informations car beaucoup d’informations qu’on y voit sont fausses » renchérit un autre.

• Partage des fake news

Tous les participants ont reconnu avoir déjà partagé des informations fausses sans se soucier des effets pervers qu’elles pouvaient causer chez des victimes. « Quand je me réveillais le matin, je passais le temps à partager toutes les informations brûlantes que je recevais dans mes multiples groupes WhatsApp et sans même les vérifier » affirme une des participantes. Et elle ajoute : « J’ai finalement pris conscience après la formation que c’est dangereux ; j’ai maintenant de la retenue face aux informations tant qu’elles n’ont pas été clairement vérifiées ».

• Réactions face à la désinformation

Si beaucoup de participants ne se sont pas toujours investis dans la production d’informations alternatives aux fausses informations, cinq (5) sur huit (8) ont affirmé avoir plusieurs fois dénoncé les informations douteuses dans les plateformes dans lesquelles ils échangent. Ainsi, ces plateformes collaboratives sont désormais pour eux le moyen de véhiculer l’information exacte et apporter des rectificatifs aux fake news.

• Utilisation autonome des médias et des informations

Les données recueillies indiquent que depuis leur participation à la formation en ÉMI, les participants utilisent de plus en plus des méthodes de recherche active d’informations, ce qui les amène à exploiter le plus souvent les moteurs de recherche. Ils ne se limitent plus uniquement aux informations venant des réseaux sociaux numériques et des fils d’actualités auxquels ils sont exposés passivement sur les plateformes numériques. « Quand je ne suis pas certain d’une information, je vais fouiller les informations de plusieurs sites que je vais croiser afin d’avoir un avis sur cette information » déclare un des participants.

• Exploitation raisonnée de l’information

Avec la prise de conscience des dangers de la désinformation faite après la formation en ÉMI, les données recueillies auprès des participants permettent d’établir qu’ils s’interrogent plus que par le passé sur la fiabilité des informations qu’ils reçoivent. L’approche réflexive autour des contenus et des médias qu’ils ont, pour la plupart, commencée à adopter, leur permet d’utiliser leur esprit critique dans les contextes de consommation ou de production de l’information. Certains participants ont affirmé être plus réflexifs sur le rôle des médias, leurs lignes éditoriales ainsi que les représentations du monde véhiculées par ceux-ci. Ils prennent de plus en plus conscience de la forte influence des médias dans la vie des individus et celle des nations.

• Au niveau organisationnel

Six (06) participants sur les huit (08) ont affirmé avoir mené des activités de restitution de la formation acquise auprès d’autres personnes. La majorité de ces activités s’est faite sous la forme d’ateliers pratiques, ce qui leur a aussitôt permis de mettre l’ÉMI dans leur agenda et de s’intéresser aux appels d’offres et formations en ÉMI. Un participant atteste et promet que son organisation a inscrit l’ÉMI dans son agenda 2023 et compte mener plusieurs activités sur la thématique de la désinformation : « j’ai compris qu’on n’a plus le choix, la désinformation nous touche tous et il est important de mener des activités pour outiller nos membres pour qu’elle ne fasse pas tomber notre organisation ».

Conclusion

La première observation qu’apporte cette étude est que, plusieurs effets positifs ont été observés après les formations. Pour des participants n’ayant jamais mené une activité liée à la thématique de la formation, l’effet le plus probant à retenir est la capacité, non seulement de transformer leurs propres pratiques informationnelles après la formation, mais également d’engager des changements au sein de leurs organisations vers l’adoption de l’ÉMI dans le plan d’actions.

Les leçons à tirer de cette étude sont, sommes toutes nombreuses. La principale proposition est de généraliser l’accès à la formation en EMI à tout type de public. Cette formation doit comporter des modules favorisant l’engagement individuel ou collectif et la participation citoyenne. Elles permettront, non seulement, d’adopter une approche réflexive et critique face aux informations, mais également de participer à la production d’informations fiables pour endiguer la désinfodémie5 ambiante. Le soutien des gouvernements et des organisations internationales dans l’implémentation des actions déjà initiées par les organisations d’EMI est une priorité. Les outils qui ont montré leur efficacité peuvent être adaptés à divers contextes et diffusés.

Bibliographie :

Anne Cordier, « Des formats d’information : une mise à l’épreuve critique de l’expérience informationnelle », Conférence internationale H2PTM “ Information : enjeux et nouveaux défis ”, 2021, Paris, France.

Andzongo Menyeng Blaise Pascal, Zibi Fama Paul Alain & Oli BIilias Marie Noelle, « Impact of covid-19 on cameroon’s educational system and media and information literacy (MIL) », dans Yonty Friesem, Usha Raman, Igor Kanižaj & Grace Choi (sous la dir. de). The Routledge Handbook of Media Education Futures Post-Pandemic, Routledge Handbook, 2022, p 434-441.

Bigot Laurent, « Le fact checking à l’épreuve des fake news », La revue des médias, 2019, consulté le 13 septembre 2022 accès https://larevuedesmedias.ina.fr/le-fact-checking-lepreuve-des-fake-news

European Commission, Report on the implementation of the Action Plan Against Disinformation, 2019, 1 page, Consulté le 8 septembre 2022, accès https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/library/report-implementation-action-plan-against-disinformation

Jeanneret Y., « Penser la trivialité », La vie triviale des êtres culturels, Paris, Volume 1 : Hermès Lavoisier, 2008.

Nathalie Pignard-Cheynel, Sebastien Salerno, Vincent Carlino, S’informer en période de crise sanitaire : Pratiques d’information et exposition aux fake news en Suisse romande pendant la première vague de Covid-19, Rapport pour l’Office federal de la communication, Genève, 2020, 63 pages.

Latzo-Toth Guillaume, Pastinelli Madeleine. & Gallant Nicole, « Usages des médias sociaux et pratiques informationnelles des jeunes Québécois : le cas de Facebook pendant la grève étudiante de 2012 », Recherches sociographiques, 2017. 58, 1, 43–64. https://doi.org/10.7202/1039930ar

Poullet, Yves., Ruffo de Calabre, Marie-des-Neiges, « La régulation des réseaux sociaux », Etudes, 2021, 19-30.

Rozanov Alexander, Kharlamova, Julia, & Shirshikov,Vladislav, The role of fake news in conflict escalation : a theoretical overview, 2021. DOI:10.2139/ssrn.3857007