par Isidor Bouda
Cet article décrit comment la désinformation en ligne qui sévit dans la zone du Sahel sous forme de contenus (vidéos, photos, audios) édités, trafiqués ou manipulés, peut parfois entraîner instabilités politiques et divisions identitaires. Paradoxe absolu : alors que le phénomène de la désinformation prospère, en grande partie, en raison des faibles taux d’alphabétisation des populations, la plupart des programmes d’éducation aux médias et à l’information menées au Sahel pour contrer la désinformation, ciblent essentiellement des lettrés.
Le développement d’Internet et les technologies qui l’ont accompagné ont bouleversé les modes de production, de diffusion et de consommation de l’information. En plus d’être à présent accessible en un clic sur n’importe quel écran connecté, l’information n’est plus l’apanage des seuls professionnels des médias.
En 2005 déjà, Cyril Fievet, alors rédacteur en chef du magazine Pointblog et coauteur de Blog Story, déclarait qu’il s’agissait d’une « perte du monopole des médias et des journalistes sur l’information. Ils ne sont plus les seuls à rapporter ce qui se passe dans le monde.» (Frédéric Roussel, « C’est la perte du monopole des journalistes sur l’information », Libération, août 2005.) Au nom de la liberté d’expression, chaque individu peut allègrement diffuser des contenus. Cela a permis l’émergence des lanceurs d’alerte et des activistes sur internet, qui draînent parfois plus de monde que certains médias en ligne.
Cheikh Fall, web activiste et initiateur de « Africtivistes », une organisation panafricaine de blogueurs et web-activistes, se satisfaisait en janvier 2018 de la libération de la parole sur les réseaux sociaux en ces termes : « Jamais dans l’histoire de l’humanité, le citoyen n’a autant été outillé parce qu’il est en lui-même un média. Il est acteur de média, de démocratie parce qu’il a la possibilité d’informer le monde entier, d’impacter la société ; parce qu’il a aussi des outils pour rentrer dans des écosystèmes qui ne sont pas de chez lui et qui pourraient le renforcer dans son combat. (LeFaso.net, « Les activistes ne sont pas des opposants politiques », insiste le web activiste sénégalais Cheikh Fall, janvier 2018.)»
Un sondage réalisé par Afrobaromètre mené auprès de plus de 27 000 personnes dans 18 pays a révélé que la majorité des sondés (88%) s’informe via les réseaux sociaux. Toutefois, les personnes enquêtées avouent que les réseaux sociaux rendent les gens plus intolérants (64 %) et plus enclins à croire des infox (77 %).
Les faiblesses des systèmes d’information des populations sont exploitées par des politiciens et propriétaires de médias opportunistes dans le but de faire écho de « griefs feints et d’ennemis imaginaires pour mobiliser un soutien populaire pour leurs intérêts personnels, avec les effets polarisants sur les sociétés concernées que l’on peut facilement prédire. »
Cette situation a créé un terreau favorable qui a permis à la désinformation de prendre de l’ampleur. Les internautes sont inondés d’informations de tous types. Aux côtés des informations vérifiées, il y a des contenus manipulés, trompeurs et souvent fabriqués de toutes pièces. On parle alors de désordre informationnel pour désigner les contenus comme la propagande, les mensonges, les conspirations, les rumeurs, les canulars et les contenus hyper-partisans qui sont diffusés partout sur la toile. (Claire Wardle, Comprendre le désordre informationnel, First draft, janvier 2020, 70 p.)
L’une des conséquences de la désinformation est la rupture de la confiance entre les autorités et les administrés ouvrant ainsi la voie à de multiples théories du complot et à la manipulation de l’opinion publique tout en empêchant les publics à prendre des décisions de façon lucide. « La désinformation empêche de prendre des décisions éclairées sur des questions qui touchent la vie quotidienne des Africains, comme le fait de se faire vacciner ou de participer aux processus politiques », se désole le Centre d’études stratégiques de l’Afrique.
Lutter contre la désinformation est donc un enjeu de stabilité, de sécurité surtout pour les pays du Sahel. Confrontés à des crises sécuritaires et humanitaires, ces pays sont des cibles privilégiées pour toutes sortes de propagandes, de discours haineux et de manipulations de populations déjà angoissées. Par exemple, « Le terrain malien est depuis peu le laboratoire d’expérimentation de toutes formes de communication d’influence » regrette le Dr. Bakary Sambe, Directeur régional de Timbuktu Institute.
Or, la plupart des programmes d’éducation aux médias et à l’information en Afrique ainsi que les initiatives de lutte contre la désinformation à travers le fact-checking ont essentiellement concerné des lettrés, mettant ainsi à l’écart la plupart des analphabètes. Au Burkina Faso par exemple, seulement 29,7% des 21 millions d’habitants sont alphabétisés (8 Institut national des statistiques et de la démographie, Rapport définitif du recensement général de la population, 2022.)
Cette situation les expose doublement. En effet, la désinformation participe non seulement à tromper leurs analyses ainsi que leur compréhension du monde et des évènements mais peut aussi être source de conflits intercommunautaires.
Des initiatives de vérification d’informations sont nées dans toutes les régions en Afrique. Il y a PesaCheck qui couvre 15 pays africains, AfricaCheck, Togochecheck, Ivoire Check, Benbéré, etc. Fasocheck, organisme burkinabè de développement média s’est donné pour principale mission de lutter contre la désinformation et le discours de haine au Sahel. Depuis son lancement en 2018, l’organisation mène ses activités au Burkina Faso, au Mali et au Niger.
Comme la plupart des organisations de lutte contre la désinformation en Afrique, Fasocheck a une offre éditoriale. Il s’agit de produire des articles de fact-checking mis gratuitement en ligne à la disposition des internautes. Cette pratique, certes, permet un tant soit peu de réduire le niveau de désinformation.
En revanche, ces contenus n’arrivent pas à toucher toutes les couches sociales. Cela s’explique par le niveau d’alphabétisation qui reste bas dans de nombreuses régions, plusieurs personnes étant incapables de lire et de comprendre ces articles. La langue reste une véritable barrière.
Or, les fausses informations sont diffusées sous la forme de contenus (vidéos, photos, audios) édités, trafiqués ou manipulés qui mettent parfois en évidence des stéréotypes et des divisions identitaires. Ces formats, en langues locales, sont utilisés pour cibler une plus grande partie de la population ayant un taux d’alphabétisation plus faible et un accès limité aux sources d’information traditionnelles.
Afin d’élargir son audience et de permettre au maximum de personnes d’avoir accès à des informations vérifiées, Fasocheck, organisme de développement média et promoteur de la première plateforme de vérification d’informations au Burkina a entrepris de diversifier les formats de ses productions en incluant les langues nationales.
Pour être davantage plus proche des communautés, Fasocheck forme des journalistes des radios communautaires à la pratique du factchecking. La particularité de ces radios est qu’elles sont très souvent en milieu rural, donc plus proches des personnes analphabètes. Elles produisent de l’information de proximité majoritairement en langues nationales. S’adresser à ce type de médias permet donc d’accroître les possibilités et résultats dans la lutte contre la désinformation et le discours de haine.
Pour plus d’impacts dans la lutte contre la désinformation, l’offre éditoriale seule semble être insuffisante car ce type d’intervention verticale ne met pas les communautés au cœur de la lutte. L’ambition de Fasocheck maintenant est d’engager les communautés elles-mêmes dans la lutte contre la désinformation et le discours de haine. Cela est possible grâce à l’identification et à la formation de personnes qui amèneront leurs pairs à se forger non seulement un esprit plus critique mais également à produire un contre-discours pour vaincre la haine et la radicalisation.
La question de la radicalisation intéresse Fasocheck car elle prend de l’ampleur. D’ailleurs le Burkina traverse une crise sécuritaire et humanitaire jamais vécue. Une situation en grande partie créée par une multiplication des discours haineux de tout genre qui ont fini par dresser des communautés les unes contre les autres.
Les instigateurs de la radicalisation profitent des possibilités qu’offrent les plateformes numériques pour réaliser leurs objectifs en usant de techniques qui trompent les analyses et les réflexions des publics. La « complot-sphère » est également très active dans les médias classiques et sur les réseaux sociaux avec des arguments fallacieux et des outils rhétoriques comme la dénonciation d’une machination secrète et visible aux seuls « initiés » supposés avoir la capacité extraordinaire de tromper le monde entier pendant des décennies(Séraphin Alava, « Internet est-il un espace de radicalisation ? », Terminal [En ligne], 123 | 2018). Des recruteurs formés et efficaces sont présents dans les réseaux publics ou cryptés pour accrocher les jeunes et les enrôler dans leurs univers radicaux et violents.
Le processus de radicalisation peut souvent s’enclencher par une politisation des faits et des événements. L’individu finit par adhérer à des courants de pensées parfois erronés autour d’un conflit ou d’un sujet à controverse. Mathieu Guidère soulignait à ce propos que « sur les réseaux djihadistes, les événements en Syrie ne sont pas reçus aujourd’hui comme le déroulement sordide d’une guerre civile qui fait rage depuis des années, mais interprétés comme un pur jeu des puissances occidentales et régionales visant à détruire la Syrie et à exterminer les musulmans de façon délibérée. » (Mathieu Guidère, « Internet, haut lieu de la radicalisation », Pouvoirs, 2016/3 (N° 158), pp.115.)
Les discours de haine sont très souvent fondés sur des idées reçues. Or, La propagande, la désinformation et les fausses nouvelles peuvent polariser l’opinion publique, alimenter l’extrémisme violent et finalement saper la démocratie et réduire la confiance dans les processus démocratiques.
En Côte d’Ivoire, Nawa Fofana, une activiste des réseaux sociaux a été condamnée à cinq ans de prison ferme en 2021 pour avoir diffusé une vidéo dans laquelle elle appelait à s’attaquer à des ressortissants nigériens. La cyberactiviste interpellait dans la vidéo des passants en les invitant à s’attaquer à la communauté haoussa. Cette vidéo faisait écho à une autre, faussement présentée comme montrant des Ivoiriens maltraités par des Nigériens dans le pays sahélien. Un fake new qui a provoqué des violences dans plusieurs communes d’Abidjan et quelques villes du pays. Bilan : un mort et de nombreux blessés. (RFI, «Côte d’Ivoire : une cyberactiviste condamnée suite à des appels à la violence. », 24 mai 2021.)
En novembre 2021, un convoi logistique de l’opération Barkhane assurant la liaison Abidjan-Gao a été bloqué à Kaya, à 100 kilomètres au nord-est de Ouagadougou, par des manifestants, contraignant le convoi militaire à rebrousser chemin à l’issue de trois jours de blocus. Les manifestations ont été nourris par des informations faisant croire faussement que le convoi devait livrer des armes aux djihadistes.
Ces deux exemples prouvent à suffisance le danger que représente la désinformation et le discours de haine dans les pays africains.
Faire de l’éducation aux médias et à l’information un droit pour tous pourrait permettre de lutter un tant soit peu contre la désinformation, les discours haineux et la radicalisation.
Par l’éducation aux médias et à l’information, les populations pourront apprendre à développer leur esprit critique face aux contenus médiatiques qu’ils reçoivent. Cela leur permettra de développer un regard plus juste sur le monde qui les entoure. Les publics deviendront ainsi des citoyens plus responsables dans une société marquée par la multiplication et l’accélération des canaux de diffusion de l’information.
S’il existe déjà des initiatives, celles-ci demeurent principalement adaptées aux personnes lettrées. Il est capital pour la survie des nations africaines de permettre aux communautés de base de bénéficier de formations en Éducation aux médias. Il ne s’agirait pas de les former aux médias afin de développer chez eux des compétences à l’usage d’outils techniques mais plutôt de nombre d’enjeux liés aux médias en développant des compétences cognitives, les sensibiliser à un certain métacognitives et pratiques (Normand Landry et Joëlle Basque, « L’éducation aux médias : contributions, pratiques et perspectives de recherche en sciences de la communication », Communiquer, pp.47.)
Cela ne pourra se faire que lorsque les contenus des initiatives d’éducation aux médias et à l’information seront pensés et réfléchis pour et avec les communautés. Afin d’y arriver, des chercheurs pourraient se consacrer à des études approfondies sur les systèmes d’informations chez les publics faiblement alphabétisés, qui ne sont que des consommateurs des contenus médias qu’ils reçoivent. Ce type de recherche permettra sans doute de déceler d’éventuels insuffisances. Les barrières linguistiques et la fracture numérique ne peuvent-ils pas être des obstacles à la lutte contre la désinformation ?
Paul Watzlawick, dans son livre How real is real ? soutenait par exemple que l’identification du contenu de l’information et l’utilisation d’une langue commune sont des paramètres indispensables à la transmission et à la compréhension d’une information ou d’un message. (Paul Watzlawick, How real is real?, 1976, traduit en français par Edgar Roskis. La Réalité de la Réalité, Paris. Le Seuil, 1978. p. 138.)
Mais ce n’est pas tout. Il est désormais capital pour tous les individus d’être en mesure de déterminer la fiabilité, la pertinence et la validité de l’information produite.
Africa Center for Strategic Studies, « Africa Check : séparer la réalité de la fiction », avril 2021
Africa Center for Strategic Studies, « Hausse de la désinformation intérieure en Afrique » , août 2022.
Agnès Faivre, « Burkina : ce que dit le blocage du convoi militaire français à Kaya », Le Point, novembre 2021
Claire Wardle, Comprendre le désordre informationnel, First draft, janvier 2020, 70 p.
Frédéric Roussel, « C’est la perte du monopole des journalistes sur l’information », Libération, août 2005
Institut national des statistiques et de la démographie, Rapport définitif du récensement général de la population, 2022
LeFaso.net, « Les activistes ne sont pas des opposants politiques » , insiste le web activiste sénégalais Cheikh Fall, janvier 2018
Mathieu Guidère, « Internet, haut lieu de la radicalisation », Pouvoirs, 2016/3 (N° 158), pp.115.
Normand Landry et Joëlle Basque, « L’éducation aux médias : contributions, pratiques et perspectives de recherche en
sciences de la communication », Communiquer, pp.47.
RFI, «Côte d’Ivoire : une cyberactiviste condamnée suite à des appels à la violence. », 24 mai 2021.
Séraphin Alava, « Internet est-il un espace de radicalisation ? », Terminal [En ligne], 123p., 2018
Steven Livingston, « Systèmes d’information en évolution sur le continent africain : La voie de la sécurité et de la stabilité », Papier de recherche n° 2, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, mars 2011.
Timbuktu Institute, Interview Dr. Bakary Sambe : « La désinformation est une réelle menace à la sécurité et à la stabilité au Sahel », décembre 2021
Paul Watzlawick, How real is real ?, 1976, traduit en français par Edgar Roskis. La Réalité de la Réalité, Paris. Le Seuil, 1978. p. 138.